Roger Errera : Jan Vladislav nous a démontré qu’on peut refuser de participer au mensonge
Ce mardi, Prague a rendu le dernier hommage à Jan Vladislav, poète et traducteur disparu à l’âge de 86 ans et qui nous laisse une œuvre importante, variée et profonde. Parmi les personnalités qui ont assisté aux obsèques de Jan Vladislav, il y avait également Roger Errera, conseiller d’Etat honoraire et ancien membre du Comité des droits de l’homme de l’ONU. L’occasion de s’entretenir avec Roger Errera sur son ami Jan Vladislav, sur ce poète qui n’a pas courbé l’échine devant le régime totalitaire et qui, après un exil de 22 ans en France, était revenu dans son pays pour y passer le reste de sa vie.
Comment et dans quelles circonstances avez-vous fait la connaissance de Jan Vladislav?
«J’ai rencontré Jan Vladislav grâce à Roselyne Chenu en 1973 à Prague. Je faisais partie avec elle et quelques amis d’un groupe qui s’efforçait d’aider les dissidents tchèques d’abord en leur rendant visite, puis en leur apportant des livres et d’autres moyens pour les aider à survivre et rendre concrète, dans la mesure du possible, notre solidarité avec eux et notre volonté de les aider.»
Quel était le caractère de vos rapports? Etait-ce une amitié, une collaboration ou autre chose?
«L’amitié a été immédiate, de part et d’autre, de 1973 à 1977 ma femme et moi, nous avons passé chaque Noël à Prague et j’ai eu le privilège en janvier 1977, quelques jours avant la publication de la Charte 77 d’être présent dans l’appartement de Jan Vladislav, rue Bělohorská, où se trouvaient Václav Havel, Ludvík Vaculík, Pavel Landovský, le professeur Jan Patočka à la veille de cet événement considérable. Il s’en suivit une correspondance des deux côtés, des envois de livres, de journaux de notre part. Et lorsque Jan a pris la décision tragique de quitter son pays, nous avons été plusieurs à l’accueillir à Paris pour faciliter autant qu’il était possible sa vie dans ce pays qui était nouveau pour lui, même s’il le connaissait, bien entendu, depuis longtemps.»
Avez-vous joué un rôle dans sa décision de quitter son pays ?
«Non, nous nous sommes toujours interdit de donner un conseil, soit de rester, soit de partir. Tout exil est une tragédie pour ceux qui partent et pour ceux qui restent. Jan avait connu dans sa famille le premier exil, celui de ses enfants, de ses deux filles qui sont parties pour le Canada. Lorsque, à la fin, il nous a fait savoir qu’il préférait quitter le pays, nous avons pleinement respecté sa décision, comme nous l’aurions respecté s’il avait décidé de ne pas le quitter.»Comment supportait-il l’exil?
«Lui seul pourrait répondre à cette question. Tout exil est une tragédie même si la France lui était déjà familière. Il en parlait la langue et nous avons fait le maximum pour l’aider, juridiquement et matériellement. Cela a été pourtant difficile pour lui, parce que ces années l’ont éloigné de son pays. Il a passé en France 22 ans, le temps d’une génération. Et je peux dire, parce qu’il y a des témoignages dans ce sens, que lors qu’il est rentré à Prague, en 2003, le pays qu’il a retrouvé n’était plus celui qu’il avait quitté. 22 ans étaient passés et il a eu besoin d’un certain temps pour se réacclimater dans le pays qui était toujours le sien, mais qui avait beaucoup changé. Cependant, nous avons compris qu’il valait mieux pour lui qu’il rentre dans son pays où il était plus connu et mieux reconnu qu’en France, comme l’ont attesté les distinctions et les récompenses qu’il a reçues ici, la façon dont il a été honoré, le public d’étudiants et d’écrivains qui l’entourait. Même si son choix était dicté par l’état de santé de sa femme, je pense que pour lui ce retour d’exil a été une bonne chose.»
Entre-temps vous avez collaboré avec lui en publiant les essais politiques de Václav Havel …
«Dès le début de 1989, bien avant l’écroulement du mur de Berlin, j’avais l’idée de proposer à un éditeur français une collection, un recueil d’essais politiques de celui qui était connu, mais pas très connu - Václav Havel. C’est un éditeur français, Calmann-Lévy, qui a accepté ce projet et j’ai immédiatement dit à Jan Vladislav que je ne pourrais le faire qu’en collaboration avec lui pour des raisons évidentes. Non seulement pour des raisons d’amitié et de traduction mais pour la compréhension du sens. Et c’était pour moi un honneur et un plaisir d’être le coauteur de ce recueil d’essais qui a été publié, je crois, quelques semaines après l’élection de celui qui, entre temps, était devenu le président Havel. Le livre a eu un certain succès puisqu’il a été publié en livre de poche. Je crois qu’il a permis aux Français, à l’époque, de mieux connaître les écrits et la pensée de celui qui de dissident est devenu le premier président de la Tchécoslovaquie libre.»
Revenons encore au séjour de Jan Vladislav en France. Il a dirigé à Paris un séminaire sur la culture non officielle. Comment ce séminaire était-il perçu et reçu par les étudiants?
«Ce que je peux dire c’est qu’il n’y avait pas à Paris beaucoup d’enseignement de cette nature et que l’on parlait à l’époque plus de dissidents soviétiques ou polonais que de dissidents tchèques. Jan Vladislav a eu le souci justement de ne pas parler uniquement de son pays mais d’essayer de faire comprendre à son public ce que c’était cette pensée libre, cette pensée dissidente et à quel prix ces écrivains, ces auteurs, ces compositeurs, ces artistes maintenaient une liberté de culture, une liberté d’expression dans un régime qui voulait étouffer non seulement l’avenir de la culture mais qui voulait aussi priver les gens de la mémoire du passé. Et la leçon que Jan Vladislav nous donne et qui restera bien après sa mort, c’est la démonstration que l’on peut dire non, que l’on peut refuser de participer au mensonge, d’être agent de la servitude, que ceci a un prix et que cet exemple vaut non seulement pour le passé mais pour le présent et pour l’avenir.»
Est-ce que vos rapports avec Jan Vladislav ont continué même vers la fin de sa vie?
«Il est rentré en 2003, nous l’avons accompagné avec Roselyne Chenu et mon épouse à la gare de l’Est. Nous sommes revenus à Prague en 2004 quand l’Union des juristes m’a remis la médaille Randa, nous avions continué à correspondre, mais nous ne l’avons pas revu depuis 2004. Notre correspondance s’est un peu distendue, c’est vrai parce que nous le pensions à la fois proche et plus lointain. Nous savions qu’il était installé à nouveau à Prague, qu’il était publié, qu’il était connu et reconnu. Peut-être nous aurions dû venir le voir plus souvent, mais l’occasion a manqué et maintenant il est trop tard de le regretter.»
Qu’est-ce que la rencontre de Jan Vladislav vous a apporté personnellement?
«Ces visites, ces voyages et ces lectures, celle de la Charte 77 et celle de ces nombreux manifestes, m'ont appris combien les façons de s’exprimer variaient. De toute évidence, le langage des dissidents tchèques n’était pas celui des dissidents russes, polonais ou hongrois. Le passé du pays n’était pas le même, la nature de l’oppression n’était pas la même. La dissidence tchèque m’a toujours frappé par son caractère rationnel, rationaliste, très résolu. Les Tchèques ont donné une grande leçon à l’Europe, je crois, à ce moment-là. J’ai eu l’occasion, siégeant dans le Comité des droits de l’homme de l’ONU, de le rappeler dans les années 1980 face à des représentants du pouvoir communiste. J’ai été très ému de revoir Václav Havel aux obsèques de Jan Vladislav. Je pense que quand il a été élu président, c’était un symbole pour le pays, bien sûr, et pour toute l’Europe, de voir que ce penseur dissident accédait aux plus hautes charges de ce pays. Tant que Havel était président, la Tchécoslovaquie et puis la République tchèque ont été connues et reconnues en Europe. On pouvait mettre un visage sur ce pays. »