Fascination par la Sibérie
«Au cours de mon séjour en Sibérie, j’ai vécu quelque chose de vraiment miraculeux qui a changé d’une certaine manière ma vie, » dit Martin Ryšavý, un documentariste tchèque qui s’est lancé aussi dans l’écriture. Attiré irrésistiblement par la Sibérie, il s’y est rendu plusieurs fois, y a tourné plusieurs documentaires et a fini par écrire un grand roman inspiré par ses expériences sibériennes.
C’est un ouvrage impressionnant déjà au premier abord. Les deux volumes du roman de Martin Ryšavý intitulé «Voyages en Sibérie» comptent plus de six cents pages de grand format. Et le lecteur, en le lisant, apprend vite qu’il ne s’agit pas que d’un simple récit de voyage. Bientôt, il cesse de s’interroger sur la part de la fiction dans ce roman et finit par confondre le héros du livre avec son auteur. Ce dernier avoue d’ailleurs avoir vécu la majorité écrasante des événements décrits dans le livre. Interrogé sur la raison des fréquents voyages que son héros entreprend en Sibérie, il souligne le rôle du hasard:
«Je crois que c’est dit de la meilleur façon dans un des chapitres de ce livre. Il y a un vieux conte russe dont le titre est ‘Va, je ne sais où ! Apporte, je ne sais quoi !’ Je crois que c’est la véritable raison pour laquelle le héros du livre entreprend un voyage en Sibérie.»
Et pourtant, le lecteur pourrait trouver dans le texte beaucoup d’autres motifs poussant le héros du livre à quitter le milieu tchèque. C’est, certes, la réalisation d’un rêve d’enfant, mais aussi l’issue de l’impasse d’une vie sentimentale trop compliquée et le désir de se distinguer, de susciter l’envie de ses amis. Lors de la première série des voyages, dont les récits sont réunis dans le premier volume du roman, le héros passe d’ailleurs la période de grande confusion, de désarrois de la jeunesse et d’impulsions subites qui étaient probablement typiques pour toute une génération. Et en cela aussi, il ressemble à Martin Ryšavý, romancier documentariste né en 1967:
« Une des choses qui m’ont beaucoup surpris, déjà au moment où j’ai apporté le manuscrit du livre à la rédaction de la Revolver revue, c’est que les gens qui l’ont lu me disaient partager surtout le sentiment qu’on trouve dans le premier volume situé encore dans les années 1990. J’ai cru pendant longtemps que ce n’était que moi qui étais si follement confus dans cette période. Et, tout à coup, mon livre a révélé une sensation de proximité des membres de toute une génération. Je croyais décrire un phénomène isolé, exotique, qui serait perçu comme quelque chose d’inclassable.»
Pendant ses séjours, le héros est confronté avec la rude vie des Sibériens et ses phénomènes particuliers dont le conflit entre la vie uniformisée de la campagne russe et la vie nomade, le chamanisme, etc. Il découvre également des sites naturels uniques de l’immense espace sibérien. La réalité environnante se reflète dans l’âme du héros qui se cherche, subit des influences multiples et évolue. Ce récit de voyage et donc aussi un récit sur la vie d’un homme qui apprend à travers la nature sibérienne beaucoup de choses sur lui-même. Martin Ryšavý admet qu’il y a des aspects qui apparentent son roman aux célèbres récits d’un Kerouac ou d’un Céline:«Je crois que oui. En ce qui concerne le genre de narration, mon texte se situe assez près de ces auteurs. J’aime les deux écrivains. Aujourd’hui peut-être j’aime plus Céline que Kerouac. Mais mon écriture a été influencée aussi par d’autres auteurs. Je pense en plus que chez Céline de même que chez Kerouac l’accent est mis quand même beaucoup plus sur le niveau du style. Comme dit Céline quelque part: ‘N’importe qui connaît des histoires intéressantes, mais c’est le style de la narration qui est important.’ Et je dois dire que dans mon roman, je m’en foutais un peu. Les histoires me semblaient tellement intéressantes pour elles-mêmes que je tenais beaucoup à les raconter nettement et concrètement et je ne mettais donc pas l’accent sur l’expression et la stylisation. Je désirais vraiment donner à tous cela un aspect de normalité afin que la folie de certains événements jure avec le ton normal de la narration. Chez Kerouac et chez Céline, c’est une chevauchée folle et déjà le rythme de leurs textes souligne que tout cela est fou depuis le début.»
Martin Ryšavý est loin d’idéaliser ou de «romantiser» la vie en Sibérie. Il ne cache pas que la vie sibérienne est aussi extrêmement fade, ennuyeuse, que la majorité du temps il ne se passe rien et l’homme sibérien sombre dans la passivité. Même les chamans sont en voie de disparition et rien ne marche comme il faut. Inutile de s’insurger contre cette situation, la seule façon d’y vivre est de se laisser entraîner par les événements, autrement on risque une série interminable de déceptions et des accès de colère vaine et impuissante. Cette matière a toutefois permis à Martin Ryšavý de créer un livre volumineux et passionnant :
«Vous savez, ce n’est pas si volumineux que cela. Je voulais tout simplement y présenter tous mes voyages. Le livre se compose donc de six ou sept récits de voyages qui forment, chacun, un chapitre individuel. Et ces chapitres individuels ne me permettaient pas de me rendre compte de la longueur du livre. Ce n’est qu’après avoir réuni tous ces chapitres que le livre est devenu aussi volumineux. Je ne réfléchissais pas sur l’épaisseur du livre. Je ne savais qu’une seule chose : il fallait y mettre tout.»
La somme d’informations que l’auteur a mis dans son roman est impressionnante, mais il a réussi en plus à lui donner une certaine discipline de narration et une forme serrée qui en fait un livre sur le destin des hommes, sur une région et sur une époque. En décrivant les avatars amoureux, les déceptions et les ambitions sentimentales de son héros, il a créé aussi un curieux roman d’amour:«Bien que le lecteur, après avoir lu ce roman, ne connaisse probablement pas de catharsis spéciale, je crois pourtant que quelque chose de ce genre est quand même dilué dans le texte. C’est une sensation qui s’intensifie sans cesse au fil de la lecture.»