Le centenaire de Jean Rouch célébré aussi en Tchéquie
Figure incontournable du cinéma ethnographique, Jean Rouch, qui aurait fêté cette année son centième anniversaire, bénéficiait cette année d’une rétrospective au festival du film documentaire de Jihlava. Pour discuter de son œuvre foisonnante, Radio Prague a rencontré l’universitaire Andrea Paganini, invité au cœur de la République tchèque afin de présenter un cinéaste qui y est encore relativement méconnu.
Vous avez parlé d’une vision du monde que Jean Rouch développe à travers son cinéma. Quelle est cette vision du monde ?
« Jean Rouch est quelqu’un qui promeut la connaissance des choses, la connaissance dans le sens le plus ample du terme, la mise en relation, la découverte réelle. Notamment de l’Afrique. Glauber Rocha, avant de se disputer avec Rouch, disait que grâce à Rouch, l’Afrique s’était ouverte au monde. C’est un peu ça, alors évidemment pas toute l’Afrique, quelques pays, quelques peuples, quelques personnes qu’il fréquentait, notamment au Niger, notamment le peuple songhaï pour les danses de possession. Mais aussi des personnes qu’il a connues, qui sont devenues des amis, des collaborateurs, comme Damouré Zika par exemple avec qui il a fait toute sort de fictions ou de fictions mélangés à du documentaire, des films comme Jaguar, comme Cocorico Monsieur Poulet, comme Madame l'eau ou comme Babatou que nous présentons ici à Jihlava. »
Quelles méthodes mobilise-t-il pour ses films ? Il a été le pionnier pour de nombreuses approches…
« Tout à fait. Il n’a pas créé le cinéma ethnographique. Il lui préexistait, mais il l’a développé. D’abord, il lui a donné une importance, une place, en créant dès 1953 le Comité du film ethnographique, qui avait pour but de promouvoir ce type de cinéma. Ce qu’on peut dire chez Jean Rouch, c’est qu’il passe tout le temps du groupe à l’individu. C’est très intéressant, c’est un cinéma où le nom, où la personne, où le visage sont toujours très importants. Par exemple lors des cérémonies de possession, il n’hésite jamais à nommer le danseur qui est possédé, le génie qui s’incarne en lui, etc. Tout ce pan d’individualisation du groupe, de la culture, est fondamental et c’est l’une des portes d’entrée du cinéma de Rouch, par laquelle il fait passer le spectateur.Un peu plus tard, Jean Rouch invente l’anthropologie visuelle, qui n’est pas simplement un cinéma anthropographique, mais une manière plus générale d’approcher les choses. Il donnera notamment une importance fondamentale à l’image, à l’audiovisuel pour l’accès à la connaissance et la recherche. Jean Rouch fait de la recherche au moyen de l’audiovisuel, au moyen de l’image et du son, et non plus seulement en écrivant par exemple, en prenant des photos. De ce côté-là, il innove complètement.
En même temps, il n’oublie pas tout l’aspect fictionnel du cinéma. Il s’agit quand même de fabriquer un objet, même scientifique, qui n’est jamais neutre. Dans ce sens, Jean Rouch est un pionnier des cultural studies américaines des années 1970-1980, puisqu’il fait un cinéma scientifique à la première personne. Il n’hésite pas à dire qu’il est un auteur, qu’il donne un point de vue. C’est le Rouch ‘scientifique’, qui innove dans la recherche. Mais il y a aussi le Rouch tout simplement artiste, le poète, l’écrivain et le fabricant de films de fiction tout simplement. Alors ce sont de drôles de films de fiction, parfois très étonnants comme Moi, un noir. Jean Rouch a influencé la Nouvelle Vague par exemple en France. Il en est considéré comme l’un des pères fondateurs même s’il n’y a jamais pris part à proprement parler. Par exemple, un cinéaste aussi fondamental que Jean-Luc Godard est radicalement influencé par Jean Rouch et A bout de souffle découle très directement de la vision par Godard de Moi, un noir, qui était sorti en salle l’année précédente. »
Sur l’aspect fictionnel, comment Jean Rouch conçoit-il le fait que sa caméra va certainement influencer la réalité qu’il filme ?
« Effectivement, il y a cette théorie, ou en tout cas cette espèce d’idée de la caméra comme stimulant, comme agent de provocation et comme quelque chose qui peut influencer même un rituel de possession. C’est dans ce cadre-là que Rouch pense, après de longues années de pratique, au fait que le couple appareil-opérateur-caméra-filmeur, en s’inscrivant dans le rituel, chose que Rouch fait d’emblée, puisse arriver à en influencer même le déroulement et la destinée. Mais il faut faire un peu attention à ce que dit Jean Rouch, parce que parfois c’est provocateur. D’ailleurs, il dit souvent plusieurs choses en même temps. Ce n’est pas qu’elles se contredisent, mais en tout cas elles se complètent. Il a effectivement cette envie ou cette intention de provoquer, de diriger une cérémonie. Mais en même temps, il y aussi tout le versant où Jean Rouch constate l’échec. Mais dans le sens le plus positif du terme, c’est-à-dire que l’échec a aussi des choses à donner, des choses dont on peut apprendre. »Vous avez parlé d’un cinéma intelligent qui pose des questions. Quelles sont ces questions aujourd’hui ?
« Je pense effectivement qu’il en pose beaucoup, notamment aux jeunes. Déjà un peu dans une attitude générale : Jean Rouch était aussi un passeur, c’était un maître d’enthousiasme. Il a énormément incité des réalisateurs, surtout africains, à se lancer eux-mêmes. Par exemple, il y a une réponse qu’il faisait souvent quand on lui demandait de filmer telle ou telle chose. Il disait : ‘Oui, je suis là, je peux le faire, mais c’est peut-être préférable que ce jeune ou cet autre le fasse à ma place et donne lui sa vision’. C’est un Moustapha Alhassane au Niger ou un Oumarou Ganda, c’est-à-dire des cinéastes qu’il a contribué très activement à lancer et qu’il a convaincu à réaliser leurs propres films. Il y a tout cet aspect justement de par aussi son cinéma qui est ouvert, qui n’est pas une œuvre formelle, formaliste, close, qui donne simplement des ‘réponses’. C’est un cinéma qui pose essentiellement des questions.C’est un aspect plus général. Après, je pense que l’apport essentiel de Jean Rouch est par rapport à ce qu’on pourrait appeler le cinéma léger, qui évidemment aujourd’hui nous inonde avec les téléphones portables. Aujourd’hui, c’est facile, d’un certain point de vue, de réaliser des films. En tout cas c’est possible. Ce n’est pas pour ça qu’il y a beaucoup d’excellents films, il n’y en a pas tellement plus qu’avant, puisqu’il ne s’agit pas simplement de technique et d’appareil. Tout cela, Rouch l’a déjà indiqué d’emblée en choisissant des outils légers, maniables, transportables, souples, avec lesquels on peut bouger. C’est l’une des caractéristiques du cinéma de Jean Rouch, la dynamique. C’est un cinéma en mouvement. »
J’aimerais parler d’un film qui est L’An 01. Jean Rouch a participé à ce film. Comment a-t-il été associé à ce projet ?
« Cela me fait plaisir que vous mentionniez ce film. Il n’est pas vraiment associé comme Alain Resnais, qui a aussi une séquence dans le film. La sienne, c’est une petite séquence qui se passe au Niger avec Damouré Zika. Le tournage de Petit à petit venait d’être achevé, l’un des films majeurs de Rouch et de son équipe. Je crois même que c’était une séquence qui préexistait. Elle a d’ailleurs plutôt trait à Mai 68, alors que le film L’An 01 sort en 1971. Jean Rouch était un homme de réseau, parfaitement ouvert, qui avait énormément de contacts. Gébé lui a donc demandé tout simplement s’il avait déjà quelque chose à disposition et il a pensé à cet élément déjà tourné, qui est d’ailleurs montré dans le film en noir et blanc, alors qu’il est tourné en couleur. Jean Rouch n’hésitait pas à prêter des bouts de film ! »Pour ceux qui auraient eu la mauvaise idée de rater la rétrospective Jean Rouch au festival de Jihlava, qu’ils se rassurent. Nombre de ses films seront en effet montrés à Prague au cinéma Ponrepo, celui des Archives nationales du film, de février à avril 2018.