Le regard désabusé de Josef Škvorecký
Trois noms, trois grands écrivains, dominent la littérature tchèque de la seconde moitié du XXe siècle – Bohumil Hrabal, Milan Kundera et Josef Škvorecký. La vie de ce dernier a pris fin le 3 janvier 2011. Son œuvre reste avec nous. Témoin de son temps, Josef Škvorecký nous a laissé de nombreux romans et contes qui reflètent les grands tournants de l’histoire tchèque du XXe siècle mais aussi la vie intime, les amours, les déceptions et les espoirs de ses contemporains.
C’est la ville de Náchod en Bohême du Nord qui est la patrie de Josef Škvorecký. Le petit Josef a vu le jour en 1924 dans cette ville et Náchod figurera dans ses romans sous le nom de Kostelec. L’enfance de ce garçon chétif sera cependant bien différente de celles des autres enfants. C’est ainsi qu’il décrira beaucoup plus tard ses débuts littéraires :
« Très tôt j’ai commencé à m’inventer des histoires. J’étais un enfant maladif et faible et tandis que les enfants sains jouaient aux brigands, aux Indiens et grimpaient aux arbres, moi, je gardais le lit à la maison. Alors je me suis mis à m’inventer des histoires. Dans les vieux livres de psychologie, on appelle cela les rêves diurnes. Et quand vous transcrivez ces rêves diurnes, vous créez dans votre subconscient la sensation que ces rêves se sont réalisés. C’est ce sentiment qui compense votre incapacité à vivre ces rêves dans la réalité. La littérature est donc une espèce de réalisation des rêves. (…) Je suis la preuve vivante de cette théorie freudienne de la littérature. »
Nous devons constater cependant que ces paroles de l’écrivain sur les sources de sa création littéraire ne sont que partiellement vraies car son œuvre ne s’est pas nourrie que de rêves, mais aussi et très largement de situations et d’événements de sa propre vie. Le héros de toute une série de ses romans, Danny Smiřický, est un « alter ego » de l’auteur et sa vie ressemble beaucoup à celle de Josef Škvorecký. Dans ses œuvres la réalité précède souvent la fiction et la fiction n’est parfois que la réalité transfigurée par la création littéraire.
Les événements historiques qui bouleversent son enfance et son adolescence, marquent profondément ce jeune adepte de la littérature. Le contraste entre la vie sous la Première république tchécoslovaque et la période de l’occupation allemande ainsi que la libération en 1945 deviennent pour lui des sources d’inspiration inappréciables. Ces événements vécus souvent dans l’angoisse revivront plus tard dans ses livres et notamment dans « Les lâches », roman qui jette une lumière crue sur la libération de la Tchécoslovaquie par l’Armée soviétique et montre cette période dans sa nudité et dans sa complexité sans idées reçues ni parti pris. Le roman achevé en 1949 ne sera publié que beaucoup plus tard. Entre temps le jeune auteur finit ses études secondaires et part pour Prague où il étudie la médecine et puis la philosophie à l’Université Charles. Il travaille ensuite dans une maison d’édition et dans une revue littéraire. Ce n’est qu’en 1958 qu’il réussit à publier « Les lâches ». Il est d’abord surpris parce que la publication de ce roman explosif dans un pays ligoté par la censure a été finalement assez facile :« Le roman nous a été renvoyé par la censure avec seulement quelques objections, il est passé à l’impression et a été publié. Pendant quelques mois il ne s’est rien passé. Et soudain ont commencé à paraître de violentes critiques qui me qualifiaient de chat galeux, fruit rongé par des vers, fasciste, titiste, trotskiste, sioniste et ainsi de suite. J’attendais ces attaques de la critique officielle, mais je pensais qu’il s’agirait d’une critique littéraire, qu’on m’accuserait de naturalisme par exemple. Mais j’étais loin de supposer que le livre pourrait être attaqué comme un fait politique, réactionnaire, trotskiste. »
Josef Škvorecký perd son travail dans la revue littéraire et il est interdit de publication pendant plusieurs années. Ce n’est qu’en 1963 que pourra paraître son roman La légende d’Emöke, une sonde psychologique considérée comme politiquement neutre. Le dégel politique des années 1960 aidant, il réussit finalement à publier aussi son premier roman La fin de l’Age de nylon et une série d’autres œuvres dont Le Lionceau, image corrosive des milieux de l’édition pragois avec une intrigue quasi policière, ou L’Escadron blindé, roman satirique sur l’absurdité de la vie militaire dans les années 1950. Il peut publier aussi le désormais célèbre recueil de nouvelles Le Saxophone basse. Il devient un des auteurs les plus populaires de sa génération, ses œuvres sortent à grand tirage et sont souvent portées à l’écran.Il semble que rien ne puisse freiner l’envol de cet écrivain prometteur débarrassé du poids de la censure. Mais l’histoire lui réserve un coup dur. L’invasion des armées du Pacte de Varsovie en août 1968 balaye ses espoirs et fait brutalement dévier sa carrière d’écrivain. Sceptique, il se rend compte que la création libre ne sera plus possible dans un pays occupé par l’armée soviétique et où les collaborateurs avec l’occupant instaurent un régime arbitraire qui entrera dans l’histoire sous le nom de « normalisation ». L’écrivain et sa femme Zdena Salivarová décident donc de quitter le pays où la censure communiste fait déjà des ravages et finissent par s’établir au Canada. Josef Škvorecký reçoit le poste de professeur de littérature à l’Université de Toronto qu’il conservera jusqu’à sa retraite en 1990. Parallèlement il poursuit sa carrière littéraire et résume ses expériences de l’occupation, de la normalisation et de l’émigration dans deux grands romans Miracle en Bohême et L’Ingénieur des âmes humaines. Il se lance aussi dans l’édition. La journaliste Lída Rakušanová rappelle cette autre facette, non moins importante, de ses activités :
« Dans sa maison d’édition Sixty-eight publishers il sauvait, et ce mot n’est pas du tout exagéré, la mémoire littéraire de la Tchécoslovaquie de cette période-là. Il a publié non seulement les auteurs tchèques et slovaques interdits par le régime communiste, écrivains dissidents ou vivant en exil dont Milan Kundera, leur figure de proue, mais il a découvert aussi toute une série de nouveaux écrivains excellents - Jaroslav Vejvoda, Jan Křesadlo, Sylvie Richterová, Iva Pekárková et de nombreux autres. Entre 1971 et 1993 sa maison d’édition a publié au total 224 titres ce qui signifie qu’en moyenne un livre sortait toutes les cinq semaines. Dans les conditions d’exil c’était sans exagération un travail de fou. La femme de Josef Škvorecký, Zdena Salivarová, elle-même auteur de talent, a sacrifié à ce travail non seulement vingt ans de sa vie mais sans doute aussi ses propres ambitions littéraires. »
Ce n’est qu’après la chute du régime communiste en 1989 que l’écrivain pourra revenir dans sa patrie. Comblé d’honneurs, lauréat de plusieurs prix littéraires et de décorations officielles il restera jusqu’à la fin de ses jours un sceptique qui a réussi, grâce aussi à son scepticisme, à éviter les illusions malsaines et à donner dans son œuvre une image désabusée et sereine de l’existence humaine. Le directeur de l’Institut de littérature tchèque Pavel Janáček considère Josef Škvorecký comme un auteur exceptionnel, un génie :
« Il personnifiait une nouvelle époque de la littérature. Avec Bohumil Hrabal et Milan Kundera, il a renversé la hiérarchie dans la littérature tchèque. Il a hissé au sommet de la littérature occupé depuis le XIXe siècle par les grands poètes lyriques, la prose et le roman. »Ce qui caractérise, selon Pavel Janáček, l’art et le style de Josef Škvorecký, c’est son rapport vis-à-vis de la langue parlée car c’est un auteur qui a imposé la langue parlée dans la narration et a fait de la langue parlée la langue littéraire. Et Pavel Janáček trouve encore un autre trait typique pour cet auteur :
« C’est le don de mélanger ce qui est haut avec ce qui est bas et de savoir écrire des romans qu’on lit avec beaucoup de facilité et dont le genre est conventionnel comme le roman policier. On les lit comme une narration populaire mais ils ont en même temps une structure profonde qui rend possible ce que nous appelons ‘la double lecture’ évoquée souvent dans le contexte du roman et de la culture postmodernes. Ce don de marier le haut avec le bas fait donc aussi partie de la situation exceptionnelle de Josef Škvorecký au tournant des époques littéraires et qui oriente son œuvre vers notre temps. »