Arnost Lustig ou l'Homme qui ne s'est pas laissé démoraliser

Arnost Lustig

Prague, Auschwitz, Washington - c'est ainsi qu'on pourrait appeler les étapes majeures de la vie de l'écrivain tchèque, Arnost Lustig. Son existence mouvementée lui a donné une matière à réflexion et une riche inspiration pour son oeuvre littéraire. Elle lui a appris que la capacité de l'homme de survivre aux événements les plus atroces, de se ressaisir et de recommencer à vivre est immense. Il l'a exprimé ainsi: "L'homme est un ressort qui arrive toujours et toujours à se déplier."

"Tout ce que j'ai appris d'important sur l'homme, je l'ai appris dans la guerre, dit Arnost Lustig. La guerre ôte à l'homme la chemise et les vêtements de la convention, de la morale, des habitudes et des règles et elle le confronte avec des situations inattendues où il devient pour lui-même Moïse, Jésus-Christ, Bouddha, tous le Saints et les législateurs et il doit décider, parfois dans une seconde, ce qui est bon ou mauvais, juste ou injuste."

C'est Prague-Liben, un quartier plutôt modeste, qui a vu les premiers pas du petit Arnost. Il est né en 1926 dans la famille d'un commerçant. "Je suis né d'une maman juive et d'un papa juif dans le pays tchèque. Et cela m'a déterminé," constate-t-il. "Le destin a voulu que nous vivions la guerre la plus horrible que les hommes aient jamais mené les uns contre les autres. Imaginez un garçon qui n'a que douze ans lorsque cela commence et dix-huit lorsque cela finit. Qu'est que tout cela a fait de moi ? Aujourd'hui encore je n'arrive pas à le résumer." En 1941, Arnost, enfant de "la race impure", est chassé de l'école, et il devient apprenti couturier. Cela ne dure pas longtemps, car déjà en 1942 il est déporté dans le camps de concentration de Terezin. Sa vie se transforme en enfer. Il passe par Buchenwald, par Auschwitz. En mars 1945 il prend la fuite lors d'un transport de prisonniers, et réussit à regagner Prague où il se cachera jusqu'à la libération. Il est dans sa nature de ne pas se plaindre, de chercher l'aspect positif des événements les plus horribles. "Je n'étais pas parmi les plus malheureux, conclut-il. Il n'ont tué que mon père, ma mère et ma soeur ont survécu. C'était un miracle. Je me suis sauvé du camp, j'ai vu des Allemands terrassés. J'ai vu la transformation des imbattables en domptables, des dédaigneux et arrogants en modestes. J'ai pu constater qu'aucun arbre ne pousse jusqu'au ciel." L'expérience des camps de concentration sera décisive non seulement pour la vie ultérieure d'Arnost Lustig, mais aussi pour son oeuvre. "Qu'est ce que le camp de concentration m'a donné? Peut-être ce que chacun devrait savoir. Il m'a montré ce que l'homme peut faire à l'homme. Du bien et du mal atroce."(...) "Enfin, un camp c'est l'endroit où vivent les gens. Dans notre siècle, celui qui n'a pas été en prison, n'est probablement pas tout à fait adulte. Comme s'il n'avait pas fait son baccalauréat. Comme s'il n'avait pas fait son examen de maturité."

Dans les premiers recueils de contes "La nuit et l'espoir" (1957) et "Les Diamants de la nuit" (1958) Arnost Lustig met en scène des jeunes et des vieux. Il décrit ces héros marginaux et sans défense dans des situations extrêmes qui éprouvent leurs qualités humaines et font resurgir leur conscience morale. Il réussit à démontrer que c'est justement le sens de la morale qui est l'aspect essentiel de l'humanité, bien que, chez beaucoup de personnes, il reste caché dans le subconscient et ne resurgit que dans les moments critiques. A l'époque de la parution des deux recueils, Lustig est déjà journaliste de radio et de télévision, il s'intéresse au cinéma et commençe à s'imposer aussi dans le monde littéraire. Juste après la guerre, plein d'admiration pour l'armée soviétique, il a subi l'attrait du communisme, et un certain optimisme idéologique allait marquer aussi son livre de reportages "La première station du bonheur" (1961). Une année après, il publie cependant une de ses nouvelles les plus célèbres "Dita Saxova", histoire d'une jeune juive qui n'arrive pas à se ranger ni dans la Tchécoslovaquie communiste, ni dans le paradis capitaliste après son émigration en Suisse, et finit par se suicider. Les souvenirs du camp de concentration resurgiront dans la nouvelle " Prière pour Katerina Horowitzova". C'est un récit sur les mensonges et les illusions qui sont exploités par un bourreau nazi qui joue un jeu diabolique avec ses victimes. Le roman intitulé "Colette, une fille d'Anvers" raconte l'histoire d'une jeune juive belge qui, pour échapper à la mort, dans le camp de Birkenau, devient un jouet sexuel des surveillants. Dans cette situation horrible où le sexe sans amour devient son seul moyen de survie, elle arrive à trouver un homme qui voit en elle beaucoup plus qu'un joli corps, qui l'aime et qui lui donne un moment de bonheur au milieu des horreurs apocalyptiques.

On peut dire que les femmes dans les situations dramatiques sont la source principale de l'inspiration d'Arnost Lustig. A son avis, la femme a plus de valeur que l'homme qui n'arrive pas à dompter son animalité. "Les femmes ont ce quelque chose qui fait vivre les poètes, dit-il. Le charme que personne ne comprend. Elles éveillent en nous le désir d'être meilleurs, plus courageux, plus virils. Elles donnent la vie et se sacrifient pour elle."

En 1968, après l'invasion des troupes soviétiques, Arnost Lustig, qui est un des personnages importants du Printemps de Prague, s'exile en Israel et puis aux Etats-Unis. Il commence a enseigner la théorie de la littérature et du cinéma dans une université de Washington. Il continue à écrire et publie plusieurs romans et recueils de contes. Il suit de loin la situation en Tchécoslovaquie occupée par les Soviétiques pendant la période appelée communément la normalisation. "La normalisation a été la période la plus déshumanisée et la plus décadente de l'existence de l'idée qui s'appelle le communisme", dira-t-il et accusera les communistes d'avoir transformé le pays en un immense jardin zoologique où les bêtes n'avaient qu'un seul souci: avoir à manger et mener une existence sans problèmes. C'est pourquoi il considère la chute du communisme en 1989 comme une victoire et un des plus grands dons que la vie lui ait donnés. Après de longues années, il peut se rendre en Tchécoslovaquie, il retrouve sa soeur, il peut se recueillir sur le tombeau de sa mère. Ses livres peuvent sortir dans les maisons d'édition tchèques. Il continue à enseigner à Washington mais il partage sa vie désormais entre les Etats-Unis et la République tchèque. Il ne se laisse pas aveugler cependant par l'enchantement des retrouvailles avec sa patrie. Il n'hésite pas à critiquer les aberrations post-révolutionnaires dans le pays qui réapprend à vivre dans le capitalisme. "La liberté? dit-il, pour l'instant c'est la liberté de faire n'importe quoi, mais au détriment des autres. J'en suis dégoûté, mais je dis aussi, il n'y a plus de régime totalitaire et les gens ont le choix. On peut espérer donc que bientôt cela dégoûtera la majorité et que tous ces gens trouveront une issue à cette situation. Ils sauront comment rendre à leur pays l'honneur, l'honnêteté et la décence."

En 1995, Arnost Lustig choque les milieux littéraires en devenant directeur de la version tchèque de Playboy, magazine pour hommes. Bien qu'il dise haïr la pornographie, il dirigera le magazine pendant deux ans et s'occupera surtout de ses pages littéraires. "Aux Etats-Unis, explique-t-il à ceux qui s'en scandalisent, les meilleurs auteurs écrivent dans Playboy et y ont publié des interviews avec des Présidents. (...) En Tchéquie tout le monde me croyait déjà mort. Si l'on me proposait n'importe quel poste où je pourrais prouver que je suis encore en vie, je l'accepterais."

Arnost Lustig arrive donc à faire face à la vieillesse comme il faisait face jadis aux épreuves de la jeunesse et de son âge adulte. "Je suis fasciné par l'existence, la vie, les gens, dit-il. C'est comme si j'étais ivre par les gens. Ils exercent une influence sur moi, une influence semblable à celle des astres."