Maïa Hruska : « Que grâce soit rendue aux dix premiers traducteurs de Kafka… »
Dans un premier essai littéraire stimulant, à la fois profondément érudit et totalement accessible, Maïa Hruska (Hrušková) s’intéresse aux dix traducteurs pionniers de Franz Kafka, cet écrivain pragois dont l’œuvre n’aurait pu jamais nous parvenir, d’abord parce qu’il ne le souhaitait pas, ou par le pouvoir de la censure des dictatures. Car ce sont eux qui ont permis à l’auteur de langue allemande, dont la vie fut en grande partie circonscrite à la capitale tchèque, sa Vieille-Ville, de conquérir le monde avec ses textes. Dix versions de Kafka est sorti en septembre aux éditions Grasset, et est actuellement dans la deuxième sélection des essais du Prix Femina dont les lauréats seront annoncés le 5 novembre.
Maïa Hruska (Hrušková), vous êtes l’auteure d’un essai paru en septembre chez Grasset, intitulé Dix versions de Kafka, un ouvrage qui s’articule admirablement à l’année Kafka puisque nous nous souvenons cette année de cet auteur pragois incontournable, mort il y a exactement 100 ans. Maïa, comment est né cet essai dans votre esprit et sous votre plume ?
« Kafka a toujours été très présent, peut-être pas dans ma vie, mais en tout cas chez moi, dans mon intérieur. J’ai grandi avec des livres de Kafka sur les étagères. Enfant, quand je venais à Prague, dès les années 1990, puis dans les années 2000, Kafka était très présent même à l’extérieur de cet appartement : dans les rues de Prague, au centre-ville notamment, dans les boutiques de souvenirs que l’on trouve partout dans cette ville, il y avait le visage de Kafka... Kafka était très présent, car il fait vraiment partie du circuit touristique pragois. Encore aujourd’hui, son visage apparaît sur les t-shirts, sur les tasses, sur les vins, partout. Même lorsque j’étais enfant, je savais que cet homme avait de toute évidence compté. Je ne savais pas très bien pour qui, mais en tout cas, il avait compté et il comptait encore. En grandissant, j’ai commencé à ouvrir ces fameux livres qui étaient sur les étagères et j’ai fini à comprendre. J’ai commencé à comprendre que l’homme dont je voyais le visage partout, c’était bel et bien le même homme qui avait écrit des livres qui m’intéressaient énormément. J’ai commencé, comme beaucoup, par les petits textes de Kafka avant de m’attaquer aux plus importants. »
Et comment est-ce qu’on passe des tote-bags Kafka, des tasses Kafka, à l’écriture autour de Kafka ? Pas sur Kafka lui-même : il faut dire que vous vous êtes intéressée à ses traducteurs, ou plutôt ses primo-traducteurs.
« Mon essai Dix versions de Kafka n’est pas une biographie. Parce que des biographies de Kafka, non seulement il y en a plusieurs, mais elles sont toutes excellentes. Je n’avais donc rien à ajouter. Je n’allais pas entreprendre une énième biographie de Kafka. Il y a trois ans, j’ai commencé à travailler pour les éditions Grasset sur un essai portant sur l’Europe centrale. Je ne savais pas très bien par où j’allais commencer, mais je voulais écrire et parler de la littérature d’Europe centrale, de cette fameuse pléiade dont parle Milan Kundera, celle des écrivains d’Europe centrale, parmi lesquels il range Witold Gombrovicz, Franz Kafka, Hermann Broch, Robert Musil. Or tout cela est déjà très documenté et très bien. Je cherchais donc un point de départ. »
« Au fur et à mesure de mes lectures et recherches, je me suis aperçue que les écrivains que j’aimais beaucoup avaient tous pour point commun d’avoir lu Kafka, d’avoir commenté ou préfacé Kafka, et même, parfois, de l’avoir traduit. J’ai commencé à y voir un fil et je me suis dit que cela pourrait être intéressant de commencer par ses traducteurs. Pourquoi ces écrivains-là s’étaient-ils intéressés à un écrivain comme lui ? D’autant que ces personnes-là s’étaient intéressées à Kafka avant qu’il ne devienne cette marque dont je parlais tout à l’heure. Ils ont commencé à travailler sur les textes de Kafka après sa mort. A quelques exceptions près, ils ont commencé à traduire Kafka à la fin des années 1920, au début des années 1930, à l’époque où il n’y avait pas encore de grande biographie de Kafka et où il n’y avait pas encore des posters de Kafka partout. »
Des traducteurs pionniers de l’œuvre de Kafka
En fait, ce que vous voulez dire, c’est qu’il étaient à la fois des traducteurs, mais aussi des défricheurs de l’œuvre de Kafka.
« Des pionniers, absolument. Ils ont traduit Kafka à leur façon, et en le découvrant, ils l’ont découvert presque à l’aveugle. Ils ne se sont pas attaqués à lui en étant armés de diplômes de germanistique, ou en étant armés de vingt bibliographies et de biographies très savantes, très étudiées, avec toute une exégèse. Non, ils ont trouvé Kafka sans aucun contexte, ou presque. Ils savaient à peine qui était Kafka, ils ne savaient parfois même pas à quoi il ressemblait, ils ne connaissaient pas encore son visage pourtant très marquant. Et c’est ça qui m’a intéressée : ils ont traduit Kafka sans presque rien savoir de lui. Alors qu’aujourd’hui, c’est l’inverse. On en sait peut-être trop sur lui. »
Vous rappelez dans votre essai que l’existence même de l’œuvre de Kafka n’avait rien d’une évidence. D’une part parce que comme on le sait, il la vouait à la destruction, ce que Max Brod n’a finalement pas respecté, d’autre part parce que dans certains pays, sa publication n’était en rien aisée, voire même tombait sous le coup de la censure…
« C’est en effet une autre chose qui m’a intéressée. J’ai choisi ces dix traducteurs de façon arbitraire. Évidemment, Kafka a eu peut-être une centaine de premiers traducteurs dans les différentes langues qui existent, mais je me suis arrêtée à dix. Ce qui était intéressant, c’est que Kafka est mort en 1924, mais très rapidement, son œuvre a été interdite dans l’espace européen qui avait pourtant nourri cette œuvre-là. Sous le régime nazi, les Allemands ont banni ses œuvres dès 1933. Ainsi, plus le Reich s’étendait, plus l’interdiction s’étendait aussi. Kafka a évidemment été interdit dans tous les pays qui étaient sous la coupe nazie. Et les communistes ont fait à peu près la même chose, et ce, dès les années 1920. Kafka ne se faisait traduire que discrètement en russe, et ses œuvres n’étaient disponibles que sous forme de samizdat ou de parution confidentielle. Par conséquent, on ne connaît pas les premiers traducteurs russes de Kafka, puisqu’ils ne signaient pas leur travail... »
Vous battez quelque peu en brèche l’idée que Kafka ait été interdit par le régime soviétique parce qu’il se reconnaissait trop dedans. Que nous dit de ce qu’est un régime qui interdit l’œuvre de Kafka ?
« C’est une des hypothèses que je formule dans le livre. Pourquoi les communistes ont-ils interdit Kafka ? La question, je ne la pose pas de façon rhétorique : ça m’intéressait vraiment. »
Pour les nazis, c’était très clair et on sait pourquoi. Kafka était juif, et tchèque ce qui n’arrangeait rien.
« Voilà, tchèque, juif, de Bohême, pragois, originaire d’un petit pays qui n’avait aucune importance. Les nazis n’avaient peut-être même pas besoin d’ouvrir le livre pour savoir ce qu’il y avait à interdire puisqu’il suffisait du nom sur la couverture. Pour les communistes, c’était plus compliqué parce qu’ils n’interdisaient pas toutes les œuvres écrites par des Tchèques. Par exemple, Jaroslav Hašek n’a pas vu les Aventures du brave soldat Chvéïk interdites en Union soviétique. Alors pourquoi interdire Kafka alors même que les œuvres de Kafka ne mentionnent aucun régime de façon explicite ? Kafka ne s’intéresse pas vraiment à la révolution communiste de 1917, ni même à celle de 1905. Il ne fait référence à aucun homme politique particulier dans ses œuvres. Pourquoi le bannir, lui ? L’hypothèse la plus courue était que les censeurs de Moscou ou de Saint-Pétersbourg se reconnaissaient dans ses livres, qu’ils se disaient qu’il parlait un petit peu d’eux. Mais cela demande quand même une lucidité qui pouvait être à la fois dangereuse ou même inexistante. »
« Donc, mon hypothèse, c’est que si Kafka a été interdit par les communistes, c’est parce que, justement, il ne s’intéressait pas à eux. Kafka parvenait à écrire sans aucune ornementation. Ni lui, ni son œuvre ne parvenaient à se faire attraper par une idéologie, un mouvement ou un courant particulier. Comme son œuvre était tout sauf lyrique, comme son œuvre était tout sauf romantique, comme son œuvre était tout sauf en accord avec l’esprit de son temps, on ne savait pas quoi faire de Kafka. Par conséquent, on a préféré l’interdire. C’est cette qualité hermétique à toute forme d’emprise historique ou idéologique qui a fait de Kafka quelqu’un de suspect, malgré lui, aux yeux des mouvements politiques qui cherchaient justement la dissolution de l’individu dans la masse. Or, Kafka ne s’est jamais laissé dissoudre dans aucune institution. Même l’institution du mariage n’a jamais eu de prise sur lui. Alors, vous pensez bien que les autres institutions étaient encore plus éloignées de lui. »
Avoir son « pokoj » ou pas
Dans ce livre vous convoquez une notion très intéressante : le « pokoj ». Vous utilisez pour cela un mot tchèque mais compréhensible dans d’autres langues slaves. Le « pokoj » étant à la fois la chambre, concrète, physique, celle où on dort par exemple, mais aussi le fait de laisser quelqu’un tranquille. En tchèque, « dej pokoj » signifie « laisse-moi tranquille, fiche-moi la paix ». Ce « pokoj » n’est pas uniquement la version tchèque – ou disons centre-européenne – de la « chambre à soi » de Virginia Woolf, c’est autre chose pour vous. Comment cela s’articule-t-il avec votre réflexion sur Kafka et les traducteurs ?
« Pour les Tchèques, le mot ‘pokoj’ est polysémique. Il y a le ‘pokoj’ où on dort et le ‘pokoj’ que l’on veut que quelqu’un nous donne parce qu’on a besoin d’air, parce qu’on a besoin d’être seul. Ce mot est commun à plusieurs langues slaves, écrits ou translittérés différemment à chaque fois, mais il y a une racine commune. Dans plusieurs langues slaves, il y a cette idée de ‘spokojenost’ ou ‘bezpokojnost’, c’est-à-dire le fait d’avoir la chambre, la tranquilité, et puis le fait de ne pas en avoir, auquel cas c’est l’angoisse. Quand quelqu’un est ‘sans pokoj’, c’est qu’il ne parvient plus à réfléchir, respirer et être lui-même normalement. Il n’a pas de ‘pokoj’ où se poser et réfléchir cinq minutes. Je me suis intéressée à cette notion et je la reprends d’un chapitre à l’autre dans le livre. »
C’est vraiment le fil rouge qui unit ces différents chapitres...
« Oui. C’est une notion qui s’intéresse à la façon dont Kafka d’abord, et ses traducteurs ensuite, ont lutté à leur façon pour obtenir un droit au ‘pokoj’ alors qu’ils vivaient et assistaient à tous les soubresauts du XXe siècle. Le XXe siècle a développé cette expertise dans l’idée de priver les individus de leur ‘pokoj’, soit parce qu’ils expulsaient les individus de leur ‘pokoj’, c’est-à-dire de leur chez-soi pour les déménager dans d’autres maisons, ou bien parce qu’ils les expulsaient dans un lieu qu’ils considéraient comme le leur. Les déplacements de population ont été une des grandes caractéristiques de l’histoire du début du XXe siècle. Pour certains, la langue était leur ‘pokoj’. C’est-à-dire la langue dans laquelle ils se sentaient chez eux, la langue maternelle, la langue du lieu, la langue des amis, la langue de l’amour. Tous avaient, que ce soit Kafka ou ses traducteurs, en tant qu’écrivains, une relation très intéressante à la langue qu’ils considéraient comme la leur. Souvent, c’est dans cette langue-là, l’allemand, le russe, le tchèque, qu’ils se sentaient suffisamment à l’aise et suffisamment apaisés pour écrire. Donc je fais un parallèle entre l’espace et la langue de chacun de ces traducteurs. »
« Or Kafka, lui, avait une relation très spécifique au ‘pokoj’, puisqu’on le privait de son ‘pokoj’ très souvent : chez ses parents, il vivait dans l’appartement familial, où son intimité était assez peu respectée. Quand vous lisez l’œuvre de Kafka, vous vous rendez compte qu’il y a beaucoup de portes qui s’ouvrent, qui se ferment, de fenêtres qui ne ferment pas bien, qui ne s’ouvrent pas bien. Il n’y a pas d’intimité. Souvent, les conversations ont lieu sur un pas de porte. Donc chez Kafka, la porte qui est vraiment cette frontière entre le lieu un peu intime et un peu ‘pokojesque’ et l’extérieur est une image qui m’a souvent marquée en le lisant. Kafka travaillait en outre dans un bureau d’assurance, dans ce qui était déjà à l’époque un open space. Donc il était sans cesse dérangé par des collègues, par des bruits de téléphone, des bruits de pas, des bruits de feuilles qui volent, de machines à écrire. Ailleurs, Kafka était sans cesse sollicité, invité à participer à quelque chose, au grand mouvement de son temps, c’est-à-dire les mouvements de foule de cette époque-là, les mouvements de masse. »
Comme les mouvements nationalistes d’ailleurs : en 1918, c’est la création de l’État tchécoslovaque. Kafka, qui est né sous l’Empire austro-hongrois, devient tchécoslovaque du jour au lendemain.
« Du jour au lendemain, sans changer grand-chose, sans changer d’adresse. Certains de ses biographes ont fait la liste des différents voyages entrepris par Kafka au cours de sa vie, or ils sont peu nombreux. Kafka a vécu essentiellement au sein d’un même pâté de maison dans la Vieille-Ville de Prague. Il traversait assez peu souvent le pont Charles pour aller à Malá strana. Sa vie s’articulait vraiment autour de deux ou trois axes maximum à Prague. Même de ces axes-là, même de ses quelques adresses au bureau, à l’université, chez lui, il sortait peu. Il avait du mal à se faire une place vraiment sienne. C’est très bien illustré par sa correspondance avec certaines de ses amantes ou amoureuses qui l’aimaient et auraient souhaité vivre avec lui : il leur disait non parce qu’il avait déjà suffisamment de mal à vivre, que ce soit chez ses parents ou au bureau. Il avait besoin d’écrire. Il n’était que littérature et rien d’autre. Quand on veut écrire, la nuit n’est pas assez la nuit. On n’est jamais assez seul. Et donc, ce qu’il voulait, c’était vraiment cette solitude, une poche de solitude où il puisse se recroqueviller pour écrire et être vraiment chez lui. »
Kafka, cet anarchiste de l’identité
C’est presque une illustration de la liberté. Ou une quête de liberté…
« C’est cela, c’est une quête. Et ça fait de vous un dissident très rapidement. Parce que quand vous demandez cet espace-là, quand vous insistez pour l’avoir, pour vous-même et pour vos livres, cet espace qui ne soit un espace rien qu’à vous et qui ne soit pas un espace colonisé ou kidnappé, comme dirait Milan Kundera, par quelques mouvements ou quelques idéologies que ce soit, vous vous retrouvez très vite dans une position dissidente. Il y a presque quelque chose d’anarchiste dans l’insistance à vouloir être seul pour produire. Par ailleurs, Kafka ne se sentait pas vraiment chez lui à Prague, alors même qu’il n’en était jamais sorti. Et il ne se sentait pas non plus chez lui au sein de la langue allemande. Rappelons que Kafka appartenait à cette minorité, une minorité juive, qui elle-même appartenait à la minorité germanophone, qui elle-même habitait Prague, qui jusqu’en 1918 n’était qu’une capitale de province. Prague était à la périphérie de Vienne, et elle devient à partir du début des années 1920, la périphérie de Berlin ou de Moscou. A partir de 1917, il y a cette grande lueur qui attire énormément d’intellectuels et d’artistes vers l’Est, mais pas vers Prague. »
« Donc, Kafka, c’était une sorte de matriochka de périphéries et de minorités emboîtées les unes dans les autres. Il parlait allemand, et il écrit magnifiquement dans plusieurs lettres et dans ses journaux qu’il ne parle qu’une langue, l’allemand, et que, pourtant, cette langue n’est pas la sienne. Pourquoi parle-t-il allemand dans un pays où tout le monde parle le tchèque, où le tchèque va bientôt devenir la langue officielle d’un pays dont il est citoyen ? En outre, à l’époque les Juifs de son âge, de son milieu, s’intéressaient de plus en plus à l’hébreu, au yiddish et au mouvement sioniste, pour se créer un chez-soi encore plus loin. Ainsi, la notion du chez-soi chez Kafka n’a rien d’anodin ni d’évident. Et pour ces traducteurs, c’est la même chose. Aucun de ses traducteurs n’a de relation véritablement tranquille vis-à-vis du langage. Tous ont eu des relations complexes avec le roumain, le français, l’anglais, l’italien, le polonais. Quand je me suis aperçue qu’existait ce fil-là, cette notion d’intranquillité, cette absence de ‘pokoj’, de tranquillité chez Kafka et chez ces traducteurs, j’ai commencé à analyser leurs relations à travers ce prisme-là. »
Milena, la femme qui a connu et traduit Kafka en tchèque
Puisqu’on évoque ces différents traducteurs, on peut en citer quelques-uns. En français, c’est évidemment Alexandre Vialatte, vers l’italien, c’est Primo Levi, vers l’espagnol, c’est Borgès. Il y a aussi eu une traduction vers l’hébreu, ce qui n’était pas forcément une évidence tout de suite, car c’était une langue qui était recréée, qui se développait. Et parmi tous ces hommes, il y a une femme : Milena Jesenská. Elle est tchèque et elle aussi n’a pas eu son ‘pokoj’, puisqu’elle est morte à Ravensbrück. Et d’ailleurs, plus tard, elle n’a pas pas eu son ‘pokoj’ en tant qu’individu singulier non plus, puisqu’elle a été longtemps connue exclusivement comme l’amie, l’amoureuse de Kafka, bien plus que comme étant sa traductrice. Alors qu’elle est pourtant cette femme qui l’a promu dans cette fameuse langue tchèque qu’il n’habitait pas...
« Exactement. Il y a également Paul Celan en roumain, Bruno Schulz en polonais, Eugene Jolas en anglais. C’est vrai qu’il est beaucoup question d’hommes – même si je parle aussi de ce couple de traducteurs polonais, puisque Bruno Schulz a traduit Kafka avec sa fiancée Josefina. Milena Jesenská est le seul traducteur dont je parle dans ce livre qui a connu Kafka de son vivant. Les autres n’ont connu Kafka qu’après 1924, via ses œuvres. Milena Jesenská a rencontré Kafka en personne en 1919, puisqu’ils fréquentaient les mêmes cercles. Elle était jeune, mais déjà mariée. Elle était jeune journaliste, essayiste, critique littéraire, et s’intéressait à tout, mais elle vivait à Vienne. Et Kafka, lui, s’intéressait aussi à beaucoup de choses, mais il vivait à Prague. Il y a donc cette relation miroir : Kafka ne sait pas très bien s’il se sent tchèque ou pas, mais enfin, il parle allemand dans une ville tchèque. Et Milena Jesenská parle tchèque tout en vivant à Vienne, une ville germanophone. Cela leur fait au moins un point commun, un début d’étrangeté commune. Milena Jesenská est donc mariée, mais la vie conjugale ne la passionne pas beaucoup. Elle-même ne se sentait pas vraiment chez elle à Prague, puisqu’elle s’est enfuie de chez son père, qui avait une certaine tendance à l’emprisonner, soit dans des asiles psychiatriques, soit dans son appartement. »
« Et puis Milena Jesenská a demandé à Kafka la permission de le traduire. Kafka était absolument surpris, étonné, ravi, séduit qu’une femme aussi belle, aussi jeune, s’intéresse à un type comme lui et à ses œuvres. Et c’est ainsi que commence leur histoire d’amour. Une histoire qui débute d’abord comme une histoire de traduction, par des échanges de lettres portant sur les nuances des textes de Kafka. Il y a des échanges vraiment très intéressants dans ces fameuses Lettres à Milena, que l’on connaît uniquement comme des lettres d’amour. Elles le sont certes, mais elles ne sont pas que cela. Il y a toute une partie où Kafka analyse, par exemple, les différentes nuances du mot ‘strach’ (la peur) qui n’est pas tout à fait la même chose que le ‘Angst’ en allemand. Il ne faut pas oublier que les Lettres à Milena parlent aussi de ça. »
Les traductions qui ont fait de Kafka... Kafka
Votre essai prend en faux l’adage : « Traduire, c’est trahir ». C’est donc bel et bien autre chose qui se joue dans ces Dix versions de Kafka, mais de quoi s’agit-il ?
« Cet adage italien, sur le fait que le traducteur est un traître, j’essaie de le faire mentir dans ce livre, non pas en utilisant des arguments théoriques que je n’ai pas, mais en regardant la façon dont ces traducteurs ont compris l’œuvre de Kafka, sans l’exégèse, sans le contexte, en ne s’intéressant qu’à l’œuvre et rien d’autre. Comme ils ont traduit Kafka plus ou moins à l’aveugle, ils ont traduit Kafka avec les moyens du bord. Quand on voit les circonstances dans lesquelles Kafka a été traduit par ces personnes-là à l’époque, les moyens du bord, c’était le corps, l’histoire. Ils ont traduit Kafka en se projetant eux-mêmes dans cette œuvre-là. »
« Et inversement, on peut aussi lire toute l’œuvre de ces écrivains-là au travers de l’influence que Kafka a pu avoir sur leurs œuvres qui ont suivi. J’aimerais que mon livre puisse convaincre les gens qu’on ne perd rien à lire Kafka en traduction. Kafka ne perd rien au change. Quand on lit du Kafka traduit par Vialatte, on lit quand même du Kafka. De même que quand on le lit en espagnol traduit par Borgès. On lit une version de Kafka. Cette version-là est peut-être imparfaite, incomplète, lacunaire… Ces dix premières traductions ont été remplacées depuis par des traductions beaucoup plus soignées, elles ont été retraduites par des personnes qui ont repris Kafka de façon beaucoup plus étudiée, plus informée, avec ce qu’on appelle le recul. Le recul est une arme. Le recul, c’est ce qu’on a de plus précieux. Mais même si ces traductions-là n’avaient que peu de recul, que peu de perfection formelle, elles n’en demeurent pas moins les traductions qui ont fait de Kafka… Kafka. Encore une fois, c’est grâce à ces traductions-là que Kafka s’est fait connaître au-delà de ses frontières, au-delà de son ‘pokoj’ originel. Que grâce soit rendue aux dix premiers traducteurs de Kafka, c’est cet hommage-là que j’essaye de rendre dans mon livre. »
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