Bozena Nemcova et la Slovaquie
Quand on suit la dernière évolution des rapports entre Tchèques et Slovaques on a l'impression que quelque chose change ces dernières années. La République tchèque soutient fermement la candidature de la Slovaquie à l'OTAN et dans les structures européennes, on favorise les échanges d'étudiants entre les deux pays. Les relations culturelles se développent, le public tchèque aime les chanteurs de Slovaquie, les spectateurs pragois sont friands du théâtre slovaque, les Slovaques regardent la télévision tchèque et les sondages d'opinion démontrent que les Tchèques considèrent les Slovaques comme le peuple le plus sympathique et le plus proche. Ce regain des sympathies mutuelles n'arrive pas à cacher cependant que les populations tchèque et slovaque se connaissent de moins en moins et que les jeunes Tchèques cessent peu à peu de comprendre la langue slovaque qui est pourtant très semblable au tchèque. Aujourd'hui encore on se demande si la partition de la Tchécoslovaquie en 1993 était nécessaire, puisqu'il y a tant de raisons pour rester ensemble. Fallait-il couper en deux l'Etat dont la création en 1918 avait été préparée par de nombreuses générations d'intellectuels et de gens simples, artisans de l'entente tchécoslovaque? En effet, déjà au 19ème siècle, les meilleurs fils et filles des deux peuples, écrivains, poètes, historiens, philosophes, hommes politiques, préparaient, souvent inconsciemment, la naissance de l'Etat tchécoslovaque. Parmi eux, une place de choix revient à Bozena Nemcova, la première romancière tchèque digne de ce nom, la femme qui a donné à la prose tchèque ses lettres de noblesse. Elle avait plusieurs amours dans sa vie - sa patrie, ses enfants, quelques hommes, la langue tchèque et - la Slovaquie. C'est de cette profonde sympathie pour le pays et le peuple slovaque que je vais vous entretenir aujourd'hui.
En 1850, le mari de la romancière, Josef Nemec, est affecté à Miscolc en Hongrie. Fonctionnaire, il est assez mal vu par ses supérieurs qui lui réservent les postes les plus éloignés afin qu'il ne puisse pas nuire à la monarchie. Il va sans dire que Josef Nemec, de même que sa femme, est un grand patriote tchèque. Après un an de séparation, Bozena Nemcova rejoint son mari à Miscolc. Elle y rencontre la minorité slovaque et a pour la première fois l'occasion de comparer les tempéraments slovaque et hongrois. Elle parle déjà de l'orgueil et de la fierté nationale du Hongrois, qui, je cite" considère tous les autres peuples vivant avec lui dans un royaume comme ses serfs et dédaigne surtout le Slovaque, ce voisin bon et silencieux, serviteur humble, travailleur appliqué, ouvrier zélé qui lui procure les choses de la première nécessité... Il voudrait lui refuser la dignité humaine." Bozena Nemcova a beaucoup de compassion pour ses frères slaves opprimés et humiliés, elle se sent attirée à eux par le lien de la langue qui ressemble tellement à sa langue maternelle. Cette sympathie pour les Slovaques se développera par la suite et se transformera en une profonde amitié.
Entre les années 1851 et 1855 elle visitera la Slovaquie quatre fois. Après Miskolc elle se rendra à Bélazske Darmoty, à Zvolen, à Sliac, à Banska Bystrica, à Brezno et à Cierny Balog. Elle fait connaissance de nombreux écrivains slovaques dont Janko Kral, Jan Rymavsky, collectionneur de contes populaires slovaques, mais aussi des poètes Samo Chalupka et Andrej Sladkovic qu'elle encouragera à poursuivre le travail littéraire. Elle profite de ses voyages pour en faire des récits qu'elle publie dans les journaux de Prague. Ainsi voient le jour également les recueils de ses récits de voyage: Souvenirs d'un voyage en Hongrie (1854), Images de la vie slovaque (1859), Paysages et forêts de la région de Zvolen (1859). C'est surtout son dernier voyage en Slovaquie, en 1855, qui lui donne une inspiration pour ses activités littéraires. Le motif même de son départ de Bohême est cette fois-ci le désir de connaître le mieux possible la vie du peuple slovaque et de la décrire avec le souci constant de la vérité. En Slovaquie elle fait aussi un séjour de cure dans la station thermale de Sliac. Partout elle cherche, elle recueille des récits et des dires du peuple, elle écoute cette belle langue slovaque dont elle ne cesse d'admirer la suavité et le charme. Dans la vallée de Hron, elle fait connaissance d'une race tout à fait exceptionnelle de bûcherons à laquelle elle consacre le récit "Les paysages et forêts de la région de Zvolen". Il s'agit sans doute du premier document ethnographique sérieux qui constitue encore aujourd'hui une source d'informations sur la vie et la culture de la région. Elle se sent surtout attirée par les contes populaires et les légendes. Elle les considère comme une des manifestations exceptionnelles de la fantaisie des gens du peuple, comme une source de sagesse, comme un grand réservoir d'images et d'inspirations populaires.
Son oeil critique est cependant loin de voir en Slovaquie seulement des choses belles et agréables., "Ces Slovaques, quelle misère, écrit-elle dans une lettre de 1856. C'est comme l'eau qui coule, on y trouve si peu d'âmes énergiques, créatrices, comme si tout le monde dormait. C'est un phénomène triste, mais on ne doit pas désespérer. Un jour le soleil se lèvera. Dans une lettre adressée en 1856 au poète Andrej Sladkovic elle se plaint déjà de la méfiance des Slovaques vis-à-vis des Tchèques : "Il y a une telle méfiance parmi vous à l'égard de nous, Tchèques, écrit-elle, que j'en avais souvent envie de pleurer, car j'aimerais tellement voir tous les tchéco-slaves unis dans un ensemble harmonieux. Alors tout serait changé. Mais cette discorde est une malédiction qui nous opprime plus que tous les liens et nos ennemis en profitent pour nous perdre. Pourvu que je puisse dire cette vérité à chaque Slovaque, à chaque Morave et Tchèque, et verser dans leurs coeurs un amour réciproque."
Bozena Nemcova voit bien aussi la pauvreté et le conservatisme de la vie slovaque. Elle se demande dans les articles qu'elle publie dans les journaux, si le peuple de Slovaquie restera toujours une simple main d'oeuvre qui ne fera que servir les étrangers, si les richesses du pays finiront toujours par être dilapidées dans le monde. Elle incite les intellectuels slovaques à ne pas s'opposer au progrès technique et à l'instruction. "Ne craignez pas la civilisation, écrit-elle, ne croyez pas les balivernes comme si la civilisation et l'industrie ôtaient à l'homme toute l'authenticité, la pureté de ses moeurs, comme si elles l'éloignaient de son peuple. Ce ne sont que des paroles vides de sens."
En publiant des contes slovaques à Prague elle s'attaque au manque d'intérêt pour la Slovaquie, elle cherche à rapprocher les deux peuples, car elle sait que sans la confiance, la collaboration et la connaissance mutuelles, il n'y a pas de sympathie véritable. "Certains abrutis me reprochent, écrit-elle au poète Samo Chalupka, que je m'intéresse plus aux Slovaques qu'aux Tchèques, mais je crois que nous sommes les branches d'un seul arbre, les fleurs d'un seul pré et je les laisse parler." Avec une rare perspicacité la romancière voit, déjà au milieu du 19ème siècle, les phénomènes négatifs qui mèneront finalement au divorce tchéco-slovaque. Elle sait que pour vivre avec quelqu'un il faut rejeter tout égoïsme et se débarrasser de toutes les idées préconçues. Sa voix qui nous vient d'une autre époque démontre qu'une certaine sagesse ne vieillit pas. "J'ai connu les Slovaques, écrit-elle, et je sais qu'ils méritent notre attention. Là-bas, il y des richesses inouïes et personne ne s'en occupe, les raisons en sont multiples... D'aucuns disent: Pourquoi les Slovaques, nous n'en avons pas besoin, par contre ils ont besoin de nous. Eh bien, ce ne sont que des idées orgueilleuses de ces messieurs, nous avons besoin l'un de l'autre, afin de se connaître, de se soutenir l'un l'autre avec amabilité et de travailler pour notre but commun."