Cinq générations d’une famille dans les rouages de l’Histoire

'Avant que les rêves n’arrivent', photo: Štěpánka Budková

« C’est l’histoire d’une famille dans laquelle intervient la grande histoire », dit Petr Kratochvíl, auteur d’un livre qui évoque la vie difficile de plusieurs générations de ses ancêtres tout en comportant de nombreux éléments de fiction. Publié aux éditions Dokořán, le livre est intitulé Dříve než do snů – Avant que les rêves n’arrivent.

Un cocktail d’éléments tchèques et allemands

Petr Kratochvíl,  photo: Dokořán
Petr Kratochvíl a sous-titré son livre Chronique de famille. Dès le premier chapitre, le lecteur apprend qu’il ne s’agit pas d’une famille comme les autres. Celle-ci possède en effet des racines tchèques et allemandes et se divise donc en deux branches. Les éléments tchèques et allemands de la famille se mélangent, ce qui donne un cocktail qui ne manque ni de détails amusants, ni de certains paradoxes. Tandis que l’arrière-arrière-grand-père allemand du narrateur s’appelle Prohaska, soit un nom tchèque germanisé, le nom de son arrière-arrière-grand-père tchèque est Kolross, soit là un nom sans doute d’origine allemande. Sur la couverture du livre se trouve un portrait collectif. Petr Kratochvíl explique :

« Sur la couverture, on voit effectivement un grand portrait de famille, une de ces photos comme il y en avait beaucoup dans les foyers à la fin du XIXe siècle. Il s’agit de mes ancêtres. J’ai eu la chance d’hériter de la chronique de famille rédigée par mon grand-oncle. Ma mère aussi a écrit ses souvenirs. Mais tout cela, ce ne sont que les ingrédients avec lesquels il faut tisser un récit. »

'Avant que les rêves n’arrivent',  photo: Štěpánka Budková

La réalité et la fiction

Cette histoire de famille commence donc vers la fin du XIXe siècle dans une région située sous le massif de la Šumava, la région des Sudètes où Allemands et Tchèques vivaient alors tout à la fois ensemble et séparément, et où ils se comprenaient sans problèmes. C’est la grande Histoire, les deux guerres mondiales et finalement l’expulsion des Allemands des Sudètes de Tchécoslovaquie, qui creusera un fossé profond entre ces deux ethnies et finira par les séparer définitivement.

Le roman de Petr Kratochvíl couvre une longue période qui s’étend sur tout le XXe siècle, une période durant laquelle ont vécu cinq générations des familles Kolross et Prohaska. L’auteur évoque surtout les péripéties de l’existence de la famille Kolross, un tissu compliqué des événements de la vie de ses membres et de leurs caractères particuliers, de leurs naissances, de leurs mariages, de leurs morts, mais aussi de leurs peines, de leurs amours, de leurs plaisirs, de leurs trahisons et de leurs déceptions. L’auteur nous raconte aussi leurs rêves et nous fait lire leur correspondance :

« Vous savez, tout ce que je raconte dans ce livre, est advenu. Certains événements se sont produits dans le passé, d’autres quand j’écrivais ce livre. Par exemple, dans la première partie, un de mes arrière-arrière-grand-pères, qui était un homme sérieux et conscient de ses responsabilités, monte dans un train et disparaît. J’en ai moi-même été étonné car, à partir de ce moment-là, personne ne l’a plus revu. »

De la monarchie à la République

Les petits chapitres du livre évoquent souvent les tournants dramatiques dans la vie des protagonistes. Il n’y a d’ailleurs guère de périodes aisées dans l’existence de cette famille. Déjà, l’arrière-grand-père du narrateur du récit, Jan, amène sa femme et ses deux fils à Prague, où il obtient un emploi de postier subalterne, ce qui permet à la famille de vivre très modestement, à la limite de la pauvreté.. Ses deux fils, František et Josef, arrivent à l’âge de la maturité lorsqu’éclate la Première Guerre mondiale. Les deux jeunes hommes partent au front et traversent plusieurs champs de bataille de la Grande Guerre, František en Russie et Josef en Italie. Malgré les terribles épreuves qu’ils doivent subir, malgré leurs blessures, ils arrivent finalement à échapper à la machinerie de la mort et reviennent à Prague.

Quand un auteur est aussi un personnage de son livre

'Avant que les rêves n’arrivent',  photo: Dokořán
Josef devient alors employé de banque, tandis que František se lance dans une carrière militaire. Sa vie désordonnée et son penchant pour le jeu valent à ce dernier d’être finalement muté. Marié et père d’une fille, il est affecté en Ruthénie subcarpathique. Les aventures des deux frères sont racontées dans le livre par le petit-fils de František, que le lecteur a tendance à confondre avec l’auteur lui-même. Petr Kratochvíl explique cependant que les choses ne sont pas si simples et que l’auteur d’une œuvre littéraire peut prendre des libertés avec la réalité :

« La vie réelle diffère du récit sur un point essentiel. Tandis qu’un récit se doit d’avoir une chute, la vie réelle s’écoule même si elle est dramatique, et le plus généralement, la marche funèbre jusqu’au cimetière est sa seule chute. Or, si nous voulons raconter cette vie, nous devons la présenter un peu aussi comme un récit, et donc la façonner. »

Les conséquences de la Deuxième Guerre mondiale

La Deuxième Guerre mondiale ébranle une fois de plus les existences des protagonistes de cette saga. La fin du conflit a parmi d’autres conséquences l’extinction de la famille Prohaska, dont le dernier membre Wenzel se pend pour échapper à l’expulsion des Allemands des Sudètes. Après la mort de sa femme, František passe le reste de son existence dans un asile psychiatrique. C’est alors sa fille Eliška qui perpétue la vie de la famille Kolross. Elle aura deux fils : l’aîné s’appellera aussi František et le cadet deviendra chroniqueur de famille. Ce sont eux qui vivront les tournants et les épreuves que leur pays traversera dans la seconde moitié du XXe siècle : le régime communiste, l’écrasement du Printemps de Prague et l’invasion soviétique en 1968, l’exil, la Normalisation, et finalement la chute du communisme en 1989. C’est déjà l’histoire moderne, mais l’auteur trouve des points communs entre ce qu’ont subi ses contemporains et le vécu des générations antérieures de sa famille :

Chaque génération se retrouve confrontée aux mêmes problèmes, encore et encore.

« Je suis présent dans ce livre comme un observateur silencieux. Mais si je compare les différentes générations de mes ancêtres réels et de ceux que je décris dans ce livre, je trouve que nous cherchons tous à résoudre les mêmes problèmes et que nous sommes tous confrontés à des soucis semblables. Chaque génération se retrouve confrontée aux mêmes problèmes, encore et encore. »

La petite et la grande histoire

La petite et la grande histoire se rencontrent dans ce livre qui démontre entre autres combien la vie d’un individu dépend des tournants politiques et des décisions prises par ceux qui nous gouvernent. Face aux cataclysmes déclenchés par ceux qui détiennent le pouvoir, que peuvent faire les gens qui n’aspirent à rien d’autre que de vivre leur vie ? Petr Kratochvíl ne pense pas que nous soyons complètement sans défense face à ces puissances supérieures :

« Je crois que le XXe siècle a beaucoup souffert de l’action des psychopathes. Ce sont eux qui ont déclenché les deux guerres mondiales, qui ont instauré le communisme dans notre pays. Un psychiatre dirait sans doute que ce sont les manifestations de personnes psycho-pathologiques qui ont réussi à obnubiler les masses. Les psychopathes se distinguent souvent par un comportement très souverain et autoritaire. Il n’existe qu’un moyen de leur résister : la réflexion critique. »