« Dans ses relations avec l’Afrique, la Tchéquie devrait jouer de ne pas avoir de passé colonial »
A l’occasion de la Journée internationale de l’Afrique, célébrée vendredi dernier, le ministère des Affaires étrangères tchèque a organisé dans ses murs, et pour la deuxième année consécutive, une conférence en collaboration avec le groupe des ambassades africaines à Prague sur le sujet du partenariat entre la République tchèque et l’Afrique. Professeur marocain spécialiste des relations euro-africaines et des grandes thématiques actuelles que sont la migration ou le développement durable, actuellement en poste à l’Institut Royal des Etudes Stratégiques à Rabat et au Centre de recherche et d’étude en droit et science politique de l’Université de Bourgogne, El Arbi Mrabet comptait parmi les invités de cette conférence. A l’issue de celle-ci, il est passé dans les studios de Radio Prague :
C’est-à-dire ?
« C’est-à-dire qu’il ne faut pas qu’on les considère uniquement comme des employés ; qui ne voient même pas leurs résultats ou à quoi servent leurs recherches… Il faut que la recherche profite à tout le monde. Il faut que les rapports entre l’Afrique et l’Europe ou l’Occident en général - et la République Tchèque compte parmi les pays européens qui sont très actifs – soient plus équitables, qu’il y ait un retour en Afrique. Il ne faut pas que la plus grosse part du gâteau revienne toujours au Nord. »
Ce qui est intéressant dans vos propos, c’est qu’un des premiers mots que vous avez prononcés est celui d’« opportunité » par rapport à cette Journée de l’Afrique. Vous êtes en République Tchèque, un pays où on a justement le sentiment que quand on parle d’Afrique, un continent généralement mal connu, on parle d’abord d’opportunités économiques. Or, votre propos, c’est qu’il faut que ce soit une relation gagnant-gagnant. Avez-vous pris conscience également de cette réalité ?
« Ce n’est pas uniquement une impression, cela a été dit clairement par plusieurs intervenants tchèques qui ont montré qu’ils sont là pour chercher des opportunités pour la République tchèque. D’ailleurs, je me suis permis, après demande au modérateur, de donner un conseil : puisque la République tchèque n’a pas de passé colonial, qu’elle ne suive pas la voie prise ou suivie par les anciens pays coloniaux. Il faut vraiment qu’il y ait un partenariat gagnant-gagnant. »« Dans les interventions, il y avait ceux qui voulaient vendre un aéroport, ceux qui voulaient vendre du matériel agricole, ceux qui voulaient vendre uniquement des produits intermédiaires, ceux qui voulaient vendre de l’assistance technique… Mais ce n’est pas un partenariat : c’est une relation vendeur-acheteur. Il faut que les Africains soient associés à la conception de la machine, à la fabrication de la machine, aux essais, jusqu’à la vente de la machine. Il faut les considérer comme des partenaires réels, capables d’innovation. Parfois, on n’a pas l’air de se rendre compte qu’il y a de nombreux Africains qui apportent beaucoup, dans ce domaine et dans d’autres, à l’Occident et à l’Orient. Mais ils sont complètement passés sous silence et ce n’est pas juste. »
Vous repartez donc de Prague avec le sentiment qu’en République tchèque on sous-estime le potentiel de l’Afrique ?
« D’après ce que j’ai entendu, oui, mais je n’ai pas tout entendu : c’est tout un pays, et hier c’était seulement une journée pour les opportunités d’affaires.
Vous pensez que le passé « vierge » de la République tchèque peut être un avantage dans ses relations avec les pays africains ?
« A priori, c’est sûrement un avantage, à condition que la Tchéquie ne prenne pas exemple sur les mauvais exemples, sur la continuation de certaines politiques néocoloniales d’autres pays coloniaux. Aujourd’hui il y a ce qu’on appelle la coopération triangulaire c’est- à dire qu’on n’est pas limités par deux partenaires. Ce qui est vraiment important c’est de voir les besoins africains, c’est de bien considérer et considérer à leur juste valeur les cultures africaines. Dans le passé, on a introduit des cultures étrangères, par exemple le blé, au Sénégal et on a détruit la culture d’arachides. Mais vingt-cinq ans après, le Sénégal a frappé aux portes de l’UNESCO pour reformer les Sénégalais à la culture de l’arachide ! Même sur le plan de la santé, on n’a pas tous besoin de manger la même chose. »
« Monsieur le Premier ministre tchèque est lui aussi un Africain »
Vous êtes pour la première fois en République Tchèque. Quelle était l’image que vous aviez de ce pays avant d’y venir ? Les pays d’Europe centrale et de l’Est, peuvent-ils être considérés comme des partenaires intéressants pour les pays africains ? Car l’inverse est sans doute vrai aussi : en Afrique, on connait finalement peu ces pays, tant pour des raisons culturelles, géographiques que linguistiques…
« D’abord, pour ce qui est de l’image que j’avais de la Tchéquie avant de venir, c’était une image ancienne de la Tchéquie, de la Tchécoslovaquie et de toute l’Europe de l’Est. Mais beaucoup d’Africains ont étudié dans les universités de l’ex-bloc soviétique. Ils connaissent sûrement mieux que moi la Tchéquie et les autres pays de l’Europe centrale. On a un bon regard sur la Tchéquie et les pays de l’Europe centrale, en partie grâce à leur passé non colonial, mais aussi grâce aux legs d’un régime - bien sûr aujourd’hui désormais disparu – qui, malgré tous les inconvénients, malgré tous les aspects noirs, avait aussi des aspects très positifs en matière de santé ou d’éducation… L’Afrique a besoin de cela. L’investissement le plus important, à mon humble avis, c’est justement le social, le culturel, l’éducatif. L’éducation est la base de tout. Il faut de l’éducation parce que, sans éducation, il n’y a pas de sciences, pas de technologies. Or aujourd’hui, le moteur du monde, ce sont les sciences et la technologie, avec bien sûr la sagesse africaine qui doit être là aussi. »La question migratoire divise l’Europe depuis quelques années déjà, notamment entre l’Est et l’Ouest. La République tchèque compte parmi les pays en Europe centrale qui refuse d’accueillir des réfugiés et des migrants en provenance entre autres de l’Afrique. Récemment encore, le Premier ministre Andrej Babiš a très clairement répété que la République tchèque ne veut pas d’immigrés de culture différente et que la solution, vue de Prague, est d’aider en priorité les pays tiers de l’Union européenne qui sont frappés par la vague de migration. Dans quelle mesure cette position peut-elle donc influencer les échanges d’un pays comme la République tchèque avec l’Afrique ?
« Je me permettrais tout d’abord de conseiller [au Premier ministre tchèque] de lire un livre qui s’intitule ‘Nous sommes tous des Africains’ (sous-titré ‘A la recherche du premier homme’, de Michel Brunet, éditions Odile Jacob). L’Afrique est le berceau de l’humanité et monsieur le Premier ministre est lui aussi africain. A mes yeux, les deux solutions qu’il propose – le refus de l’accueil, même avec des quotas, et de remédier aux problèmes là où ils sont, c’est-à-dire en Afrique – vont ensemble et ne sont pas antinomiques. Personne aujourd’hui ne peut prétendre dire que demain nous aurons toutes les solutions. »
« Plus généralement, il y a dans cette attitude quelque chose d’inconscient et de culturel. Vous savez, depuis toujours – et ce constat vaut aussi pour les Africains, car il ne faut pas croire que les Africains acceptent d’accueillir d’autres Africains, ce n’est pas automatique – cela s’appelle la peur de l’étranger et de tout ce qui est différent. Mais ce sont précisément toutes ces différences qui font la richesse de l’humanité. Cette diversité est nécessaire, car elle apporte du sang neuf aux pays d’accueil. Les gens qui viennent d’Afrique auront eux aussi quelque chose à assimiler par exemple en République tchèque et à rapporter chez eux. Evidemment, il s’agit également de sagesse garder, sans pour autant proposer une ou l’autre solution à l’exclusion de l’autre. Il faut se mettre autour d’une table, et ce sans penser que les Africains vont se laisser faire. ‘Vous ne voulez pas de nous, Africains, eh bien nous ne voulons pas de vos produits’. Le mieux, comme toujours, est encore de se réunir et de parler librement et franchement pour trouver une solution ensemble. Imposer des diktats n’a jamais abouti à un résultat positif. »