Josef Pánek, ou « la recherche de la langue absolue »

Photo: Denoël

On ne dira jamais assez combien la crise sanitaire touche violemment le monde de la culture. En mars dernier, le Salon du livre de Paris devait accueillir pour la première fois depuis 12 ans un stand tchèque et accueillir de nombreux auteurs. Le coronavirus en a décidé autrement, entraînant l’annulation pure et simple de ce grand rendez-vous littéraire français. Parmi les auteurs qui devaient être présents, Josef Pánek dont le livre L'Amour au temps du changement climatique, venait tout juste de sortir aux éditions Denoël. Pour évoquer ce roman, prix Magnesia Litera 2019, nous avons parlé avec son éditrice, Talya Chaumont, qui est revenue sur les raisons qui l’ont poussée à le publier.

Talya Chaumont,  photo: Archives de Talya Chaumont
« Ce qui m’a convaincue dès le premier paragraphe du livre, c’est la langue, que j’ai trouvée extrêmement maîtrisée par l’auteur, par la précision de ses phrases, par le rythme très original qu’il arrive à donner à sa prose. J’ai tout de suite pensé au travail du traducteur Benoît Meunier qui est un des rares à pouvoir rendre compte de l’excellence de cette langue. Dans un second temps, en avançant dans la lecture, c’est vrai que les thèmes abordés étaient extrêmement importants en ce moment. Je trouvais qu’il rendait très bien compte des divergences qui peuvent avoir lieu en Europe sur le regard porté à l’autre, du côté divergent entre l’est et l’ouest de l’Europe, et entre l’Occident et le reste du monde. En dernier lieu, j’ai trouvé que le titre était très fort. Tous ces éléments m’ont donné envie de le publier. »

Rappelez-nous en quelques mots l'histoire du roman…

Photo: Denoël
« L’amour au temps du changement climatique, c’est l’histoire de Tomáš, chercheur tchèque en génétique, âgé d’une quarantaine d’années, qui vient à peine de se remettre de son divorce, et qui se rend à contrecœur à un colloque en Inde. Pétri d’a priori sur la culture de ce pays et surtout convaincu d’avoir un regard sur le monde empreint d’humanisme, il va se retrouver complètement décontenancé par son rapport à cette culture qu’il ne connaît pas du tout. Assez rapidement dans le roman, il va rencontrer une jeune femme qui va remettre en cause beaucoup de choses dans son regard à l’autre. C’est donc l’histoire d’un homme qui change à la faveur d’une relation amoureuse. »

Josef Pánek opte pour un style très particulier : beaucoup de répétitions, une adresse à la seconde personne du pluriel qui est très rare. N’est-ce pas déroutant pour le lecteur ?

« C’est vrai que pour son premier roman, Josef Pánek utilise un style un peu particulier : une adresse constante à la seconde personne du pluriel, beaucoup de répétitions qui rendent les phrases lancinantes, une longue de phrases qui est assez inhabituelle dans la littérature contemporaine. Est-ce déroutant pour le lecteur ? Je ne pense pas, je pense que ça l’interpelle et que ça rend d’autant mieux compte du propos de l’auteur qui est de se livrer entièrement et de témoigner d’une sorte de césure en lui, entre ce qu’il pensait vrai et ce qu’il découvre dans ce pays. La qualité d’écriture de Pánek et l’extraordinaire traduction de Benoît Meunier ne peuvent que rendre justice à son propos. On ne peut que se laisser happer par sa prose. Si c’est déroutant, je pense que c’est plus un avantage qu’un défaut. »

Le roman est également divisé en deux parties assez distinctes, une partie sur son séjour en Inde, une autre qui est un récit de jeunesse sur un voyage qu'il a fait en Islande et qui s'apparente à un récit initiatique. Comment les deux parties cohabitent-elles ? Comment nous éclairent-elles sur le narrateur et sa personnalité ?

« Dans son roman Josef Pánek a choisi de scinder sa narration en deux, entre deux parties très distinctes de la vie du narrateur. Il y a toute une partie qui se déroule dans le présent, autour de son expérience à Bangalore, en Inde, où il rencontre une jeune femme, et une autre partie qui revient dans le passé sur un long voyage initiatique en Europe, alors qu’il quittait pour la première fois sa Tchécoslovaquie natale. C’est vrai qu’on pourrait se dire qu’il s’agit là de deux parties très différentes, qui partent dans deux directions opposées. Mais c’est encore et toujours une façon pour Pánek de mettre en scène le rapport de son narrateur à autrui, dans des contrées dont il ne maîtrise ni la culture ni la langue, où ses certitudes se dilatent. Là où les deux parties s’embrassent et se rejoignent, c’est toujours ce ‘vous’ qui revient, le même style… Cela nous montre que le narrateur est en perpétuel questionnement où qu’il soit, que ce soit en plein cœur de l’Occident ou à l’autre bout du monde. Les mêmes questions identitaires reviennent. Je pense que c’était pour l’auteur une façon de montrer que peu importe où l’on se trouve, quand on se sent seul et plein de questionnements, le quotidien est toujours aussi difficile. Je pense que ces deux parties sont tout aussi importantes et se rejoignent merveilleusement bien. »

Josef Pánek s'inscrit-il dans une lignée littéraire ? Et si oui, à quels écrivains peut-on rattacher sa prose ?

Josef Pánek,  photo: Jakub Hritz,  ČRo
« Je ne dirais pas que Josef Pánek s’inscrit dans une école en particulier. Je pense qu’il n’aimerait pas particulièrement être rattaché à une école de pensée ou un style. C’est vrai qu’à la lecture et avec mon héritage français, j’ai beaucoup pensé à certains textes du Nouveau roman, notamment à La modification de Butor qui a le même procédé du ‘vous’ tout au long du roman et qui par ailleurs est un roman sur comment un homme, lors d’un voyage et d’un temps réduit, va prendre des décisions radicales et changer son mode de vie. J’inscrirais bien Pánek dans cette veine-là de recherche de la langue absolue, de déstructuration. Il ne serait pas mécontent d’être dans cette lignée-là en tout cas. »

La littérature tchèque, contemporaine notamment, est peu visible en France. Il est particulièrement réjouissant de voir une grande maison d'édition s'emparer d'un roman venu de République tchèque. Comment expliquez-vous cette présence réduite et qui souvent, se résume à la mention de Milan Kundera ?

« C’est vrai que la littérature tchèque contemporaine est assez peu visible en rayons. Il y a quand même de superbes maisons qui lui rendent justice. Je pense aux éditions do, à Mirobole Editions, ou aux Editions Noir sur Blanc, qui publient de la littérature d’Europe centrale depuis plusieurs décennies. Mais c’est vrai qu’il y a beaucoup de catalogues dépourvus de cette littérature qui est souvent cantonnée aux rayons Europe de l’Est, sans plus de distinction. A part Kundera en France, on connaît un peu Bohumil Hrabal ou Václav Havel, mais pas forcément. Il y a un vrai manque dans notre pays sur cette littérature. Comment je l’explique ? J’ai assez peu d’explications. Peut-être un manque de curiosité pour cette littérature pourtant extrêmement érudite, très drôle. Je trouve que la littérature tchèque a une ironie incomparable, qu’il y a tout un vivier de supers auteurs qu’il faudrait davantage développer. Je suis ravie de commencer avec Josef Pánek et j’espère bientôt avoir plus d’auteurs ou catalogues de nouvelles à défendre venant de République tchèque. »