Karel Prokop : De la prison de Ruzyně à la Calypso du commandant Cousteau (I)

Karel Prokop

Quand il vivait en Tchécoslovaquie, il s’appelait encore Karel Zámečník. Un nom de famille un peu trop difficile à porter et à prononcer en France, où il a émigré à la fin des années 1960. Devenu Karel Prokop, Karel Zámečník est quasi méconnu dans son pays d’origine tandis qu’en France où il a fait carrière comme documentariste, il possède à son actif de multiples réalisations pour Arte ou d’autres chaînes de télévision : des films sur l’histoire de la Tchécoslovaquie, sur la séparation de son pays d’origine en 1993, des portraits de Václav Havel, Franz Kafka ou Josef Conrad, des reportages au Yémen, au Soudan, en Asie centrale et dans les profondeurs des mers. Karel Prokop a aussi été le premier à filmer une expédition de l’explorateur Théodore Monod dont il a fait la renommée tardive. Dans cette première partie de l’entretien réalisé avec Karel Prokop, nous évoquerons ses premiers pas à la réalisation, son lien à la France, les problèmes qui l’ont poussé à émigrer en France.

Karel Prokop, vous êtes réalisateur de films documentaires, vous êtes d’origine tchèque mais vous vivez en France depuis des années. On va peut-être commencer par votre tout premier opus. A l’époque, c’était un sujet franco-tchèque que vous aviez traité, puisqu’il s’agissait d’un documentaire sur Josef Šíma, un peintre tchèque vivant en France qui faisait partie d’un groupe parasurréaliste, Le Grand Jeu, aux côtés de Roger Vaillant. C’était votre tout premier documentaire et me semble-t-il, un des premiers documentaires tchécoslovaques en couleur...

« Non seulement tchécoslovaque, mais aussi un des premiers films en couleur pour la télévision française, qui à l’époque commençait à diffuser en couleur. Ca a été un concours de circonstances. La télévision française était à la recherche de sujets où la couleur jouait un grand rôle. C’est un film sur les vitraux car j’ai réussi à proposer comme sujet le travail de vitrail de Josef Šíma, qui est loin d’être le plus important mais qui intéressait les programmateurs de la télévision française, l’ORTF à l’époque. C’est un peu le début de mon histoire personnelle qui explique aussi l’existence du film. C’est un film que j’ai pu réaliser grâce à un voyage privé que j’ai pu faire en France en 1965, après avoir terminé la FAMU, tout simplement parce que j’avais une tante qui vivait en France, qui était française et qui soit dit en passant, avait été directrice du centre culturel français à Prague, appelé autrefois Institut Ernest Denis. »

C’est donc une histoire avec la France qui remonte il y a longtemps. Mais plus tard vous avez émigré. Cette émigration a fait suite à un emprisonnement. Pourriez-vous nous raconter quels sont les problèmes que vous avez rencontré avec le régime communiste et dans quelle mesure vous étiez un facteur dérangeant pour celui-ci ?

Pavel Tigrid,  photo: CTK
« Quand je vivais à Paris – j’y suis resté un an pour faire ce film – je n’avais pas du tout l’intention d’y rester et d’émigrer. Mais par contre je ne me gênais pas pour voir les gens que j’avais envie de voir, et pour nouer des contacts avec des personnes aussi peu recommandables aux yeux du régime de l’époque, comme Pavel Tigrid pour qui j’ai travaillé dans le cadre de sa revue Svědectví, la bête noire du régime communiste. La police secrète tchèque avait les moyens de suivre ce que les gens faisaient. J’étais en correspondance avec un écrivain qui était un grand dissident et contestataire, Jan Beneš, qui vivait à Prague, qui m’envoyait plein de lettres qui étaient destinées à une rubrique de Svědectví, Les lettres à Světlana, qui racontait ce qui se passait à Prague. Il était très bien renseigné, il avait même des informateurs au Comité central du PCT. Tigrid était donc bien informé de ce qui se passait dans les cercles du pouvoir. Les communistes étaient furieux. Ils ont mis les moyens pour mettre fin à cette ‘conspiration’. Quand je suis revenu à Prague je me suis vite retrouvé en prison à Ruzyně, accusé de haute trahison, espionnage etc. Les policiers qui m’interrogeaient m’ont dit : ‘M. Zámečník, ne vous inquiétez pas, on a aboli la peine de mort, mais avec tout ce que vous avez fait et même avec un bon avocat, vous n’allez pas vous en tirer à moins de quinze ans’. »

Combien de temps êtes-vous resté en prison ?

Otakar Motejl
« Je suis resté six mois à être interrogé. J’ai eu plusieurs chances dans cette affaire et la plus importante, c’est que j’ai connu par des liens de famille un avocat qui s’appelle Otakar Motejl. »

Il est aujourd’hui médiateur de la République...

« Oui, et qui a été le premier ministre de la Justice de Václav Havel. Je lui dois de m’être tiré de cette affaire avec beaucoup de chance et sans trop de dégâts parce qu’il a fait ce travail avec beaucoup de courage, ce qui était assez inhabituel à cette époque pour un avocat. Il m’a brillamment défendu, il m’a conseillé comment me défendre et surtout il m’a soutenu psychologiquement parce qu’il venait me voir souvent en prison. J’ai finalement été acquitté, c’est un cas unique dans les annales de la justice socialiste. Mais bien sûr quand je suis retourné à la police demander mon passeport qui avait été confiqué en disant que j’étais libre, que je voulais retourner en France, parce que le film n’était pas fini, on m’a dit ‘vous vous foutez de notre gueule’. »

Sans passeport, comment avez-vous fait ? Vous avez fui à travers champs ?

« A travers la Yougoslavie, avec des papiers légèrement modifiés et dans des circonstances un peu sportives et un peu romanesques. »

Après cette émigration vous vous rendez donc en France qui était quand même votre terre de prédilection, puisque vous parliez déjà français et que vous aviez de la famille. Comment étaient vos débuts en France ? Des débuts un peu ‘galère’ je suppose ?

« Bien sûr, c’était des débuts très ‘galère’, à commencer par le fait que j’ai immédiatement été arrêté par la police secrète française qui trouvait mon histoire absolument incroyable. J’ai été interrogé quatre ou cinq jours par la DST, la redoutée police française, où j’ai dû détailler comment les choses s’étaient passées. Effectivement j’ai fini par démontrer ma bonne foi et que je n’étais pas un espion inflitré en France. »

Et professionnellement, comment avez-vous réussi à entamer votre carrière en France ? Le documentaire sur Šíma vous a-t-il aidé ?

« Il m’a aidé car j’ai eu quelques contacts à la télévision. Mais ça n’a pas été très facile essentiellement pour des raisons politiques. Tandis que lors de mon premier séjour j’avais été accueilli assez chaleureusement un peu partout car j’étais un étudiant qui venait d’un pays socialiste pour lequel beaucoup d’intellectuels et d’artistes français avaient de la sympathie, parce que tout le monde qui gravitait à l’époque dans le monde artistique et la télévision était de gauche, pour ne pas dire sympathisant communiste – ça a radicalement changé quand je suis revenu en France avec l’étiquette d’un émigré. Beaucoup de personnes qui m’avaient aidé avant m’ont tourné le dos. »

Ils vous considéraient comme un ‘traître’...

« ...comme un traître au progrès et aux lendemains qui chantent. Il y avait beaucoup de compagnons de route du PC à la télévision à l’époque. Mais il n’y avait pas que cela heureusement. J’ai effectivement quelques personnes qui m’ont aidé. J’ai dû recommencer à zéro. J’ai commencé comme assistant, mais heureusement j’ai pu prouver assez rapidement un certain savoir-faire qui m’a permis d’accéder à la réalisation. J’ai commencé à faire des petits reportages pour des magazines. Bien sûr ce qui m’intéressait c’était de faire des documentaires plus longs, plus ambitieux. Curieusement, je n’étais à l’époque pas du tout intéressé par l’histoire de la Tchécoslovaquie parce que je me suis, je l’avoue, efforcé de l’oublier, j’ai tourné la page. Je ne pensais pas remettre un jour les pieds dans mon pays natal, je voulais profiter de cette liberté retrouvée et définitivement acquise. Donc j’ai beaucoup voyagé, j’ai commencé à faire du bateau, de la plongée sous-marine. J’étais passionné par la plongée et j’ai curieusement eu mes premiers succès avec des films sous-marins. »

Justement, c’est un sujet que je voulais aborder à cause d’une curiosité. Vous vouliez oublier la Tchécoslovaquie, soit... Mais c’est frappant, ce rapport des Tchèques à la mer : les Tchèques n’ont pas la mer, mais vous parlez à n’importe quel Tchèque qui vous dira immédiatement : ‘nous sommes un pays enclavé qui n’a pas la mer, mais nous l’avons eue au Moyen Age’. Et il y a cette espèce de manque de la mer et d’amour de la mer que l’on retrouve chez vous quand on découvre que vous avez fait tous ces reportages sur la mer, sur la plongée, sur des recherches archéologiques sous l’eau...

« Exactement. Mais c’est un fantasme. Car vous ne pouvez pas imaginer quel sentiment de plénitude et de bonheur j’ai éprouvé... Figurez-vous que quand j’étais jeune garçon, j’allais au cinéma à Prague où j’ai découvert les premiers films de Cousteau. Je ne sais pas si les gens peuvent imaginer aujourd’hui ce que c’est, à 15 ans, de ne jamais avoir vu la mer ! Je ne l’avais jamais vue, je ne savais pas à quoi ça ressemblait. Je l’avais vue en photo, dans des films, mais physiquement à quoi ça ressemblait. C’était un fantasme. J’étais subjugué par les films de Cousteau. Des années plus tard, quand j’ai commencé à faire des films sous-marins, TF1 à l’époque m’a demandé de faire un portait du commandant Cousteau. Je me suis donc retrouvé une semaine avec lui sur la Calypso. La Calypso avait une sorte de faux nez, une fausse proue qui permettait d’accéder à une bulle à l’avant, avec des hublots, où on pouvait observer à quelques mètres de profondeur ce qui se passait dans la mer. Et la première nuit passée en mer, j’y suis allé, j’étais tout seul, c’était une magnifique nuit étoilée, je suis descendu dans cette sphère sous-marine et je me disais : ‘ce n’est pas possible, tu rêves, tu es un petit pragois qui a découvert la mer à 22 ans, et là tu es au milieu de la mer, avec Cousteau’. C’était effectivement très fort. »

Retrouvez Karel Prokop dans l’émission spéciale du 6 juillet.