« La jeune génération de cinéastes tchèques doit se définir par rapport à son passé cinématographique glorieux »
Ariel Schweitzer est professeur d’histoire du cinéma et critique à la prestigieuse revue française Les Cahiers du cinéma. Spécialiste du cinéma israélien, il est également cette année membre du jury de la section compétitive East of the West au Festival du film de Karlovy Vary. Il nous parle de cette compétition et de la place du cinéma tchèque dans son panthéon personnel.
Ariel Schweitzer, bonjour. En quelques mots, présentez-nous cette section compétitive du festival de Karlovy Vary, East of the West, dont vous êtes cette année un des membres du jury…
« Je ne peux évidemment pas parler des films sélectionnés avant l’annonce du palmarès. Mais je suis très content de participer au jury de cette compétition parce que c’est une section dédiée aux premiers et deuxièmes films de l’Europe de l’Est et du Proche-Orient, tous ces pays jadis considérés comme périphériques. Mais depuis trente ans ils sont très présents dans les festivals et ont même la capacité de créer un véritable défi à la cinématographie dominante de l’Ouest. Et puis, je suis toujours très content de participer comme jury à cette compétition car on la possibilité de révéler les cinéastes de demain. Cette année, la moitié, ce sont des premiers films et on a aussi cinq deuxièmes films. La plupart du temps, ce sont donc de jeunes cinéastes qui débutent, et c’est ici qu’on découvre souvent des cinéastes qui vont peser dans le cinéma mondial dans les années à venir. »
On parle souvent de Karlovy Vary comme d’un festival qui fait le pont entre les cinémas de l’Est et de l’Ouest. C’est donc important d’avoir un rendez-vous annuel comme celui-ci…
« Bien sûr. J’ai toujours été très intéressé par les cinématographies de l’Est et comme professeur, j’enseigne le cinéma tchèque et la période glorieuse des années 1960 autour du Printemps de Prague. Mais pas seulement le cinéma tchèque, mais aussi le cinéma polonais des années 1950, 1960, la grande génération de Wajda, Polanski, Solimowski etc. Et il y a la Hongrie qui, de tous ces pays qui ont rayonné dans les années 1960, est celui qui produit le cinéma le plus intéressant. Le pays est dirigé aujourd’hui par un gouvernement conservateur et nationaliste, mais je pense que parfois le secret pour produire un cinéma plus stimulant est d’avoir une dialectique c’est-à-dire un cinéma qui prend une dimension de résistance et qui a la capacité de s’opposer au régime en place. C’était la grande force du cinéma de l’Est à l’époque, à cause de la censure, à travers l’ironie. Aujourd’hui, c’est fait d’une manière plus frontale notamment en Hongrie, et on attend aussi des révélations dans le cinéma tchèque qui, ces dernières années, était à la traîne. Aujourd’hui, quand on parle de cinéma de l’Est, le plus intéressant est sans aucun doute le cinéma roumain. »
En effet, il y a une vraie vague du cinéma roumain, dont un film a eu la Palme d’Or il y a quelques années. C’est vrai qu’en comparaison, le cinéma tchèque paraît un peu à la traîne. Mais n'y a-t-il pas selon vous des films tchèques qui vous ont marqué ces dernières années ?
« Il y a un cinéaste très intéressant que je connais, Václav Kadrnka, qui a été primé ici à Karlovy Vary pour Le Petit croisé. Il enseigne à la FAMU et a une vision du cinéma très proche de la mienne. Il est à Karlovy Vary cette année avec son nouveau film, son troisième long-métrage qui est en compétition. J’attends énormément de ce film. Pour moi, c’est une des figures les plus intéressantes du cinéma tchèque actuel. Je pense aussi que la jeune génération de Tchèques, comme les Polonais, ont un problème car ils ont un passé tellement glorieux par rapport auquel il faut se définir, se démarquer, s’imposer. C’est un héritage glorieux mais lourd aussi. Je pense que l’une des raisons pour lesquelles le cinéma roumain est tellement rayonnant, c’est précisément parce que les jeunes cinéastes n’ont aucuns complexes puisqu’ils n’ont pas ce passé glorieux. Ils peuvent s’imposer de manière naturelle comme une nouvelle vague roumaine.
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La jeune génération de cinéastes tchèques a un vrai problème de se mesurer à ce passé, à s’imposer, non seulement comme des gens qui prolongent cet héritage mais aussi comme des gens qui inventent quelque chose de nouveau. Pour moi, c’est le grand défi du cinéma tchèque contemporain : j’ai déjà visité la FAMU, j’ai rencontré les profs, j’ai vu des courts-métrages et il y a bel et bien une nouvelle génération très intéressante. Ce n’est qu’une question de temps avant que cette génération n’arrive au-devant de la scène internationale. »
On dit souvent que les choses les plus intéressantes en République tchèque se font dans le documentaire, plus que dans la fiction. C’est quelque chose que vous avez observé ?
« Aujourd’hui, on a de plus en plus de mal à créer une séparation stricte entre documentaire et fiction. Beaucoup de documentaires sont imprégnés par une dimension fictionnelle et beaucoup de films qui ont un aspect anthropologique. Je suis en faveur d’une vision similaire. C’est la raison pour laquelle, d’ailleurs, l’équipe du festival de Karlovy Vary a annulé la catégorie dédiée aux documentaires. Ils ont décidé d’intégrer les documentaires dans les deux compétitions : pour le Globe de cristal et dans la section East of the West, d’abord pour familiariser le public avec le documentaire, mais aussi comme un constat qu’il est difficile de séparer strictement les deux genres. Je pense que le cinéma tchèque de la grande période, comme les films de Miloš Forman, avaient tous une qualité documentaire, une façon d’observer le quotidien qui se nourrissait d’une approche quasi documentaire. Cette qualité a imprégné toutes les générations du cinéma tchèque et existe de manière quasi naturelle chez la jeune génération. Le défi aujourd’hui pour eux est de pouvoir intégrer ces éléments d’observation dans une fiction qui a des qualités dramaturgiques, pouvant donner une vision au-delà de la simple observation du quotidien. On a déjà vu quelques films tchèques dans cet esprit, mais j’attends encore un vrai coup de cœur. »
Avez-vous justement, dans votre panthéon personnel, un coup de cœur dans cette période glorieuse du cinéma tchèque ?
« Pour moi, c’est Les Petite marguerites de Věra Chytilová. C’est un monument de l’histoire du cinéma. Ce n’est pas seulement un film en avance sur son temps. Toutes les questions qu’elle soulève dans son film sont extrêmement actuelles. C’est une cinéaste féministe avant la lettre, qui interroge à la fois la société bourgeoise mais aussi la société patriarcale tchèque de son époque. Ses films ont aujourd’hui une valeur atemporelle mais aussi visionnaire. C’est une cinéaste importante sur le plan politique et féministe, mais elle a aussi révolutionné l’esthétique de l’histoire du cinéma. Les Petites marguerites, c’est vraiment une œuvre d’avant-garde qui a influencé des cinéastes dans le monde entier ! »