Le feuilletoniste Ludvik Vaculik
Qu'est ce qu'un feuilleton? Pour la majorité d'entre vous c'est probablement un roman qui paraît par fragments dans un journal ou bien une série qu'on peut suivre à la télévision. J'aimerais vous rappeler cependant que le feuilleton est aussi un genre journalistique et littéraire très spécial, article de littérature, de science, de critique qui paraît régulièrement dans un journal, en général en bas d'une page. En Bohême du 19ème siècle, le feuilleton a acquis une grande popularité grâce à Jan Neruda, poète et journaliste, dont les articles réagissaient aux problèmes et aux événements de son temps avec esprit et humour. Parmi les feuilletonistes brillants de la première moitié du 20ème siècle la place de choix appartient à l'écrivain Karel Capek qui était également un journaliste attentif aux soucis des gens et aux tendances de son époque. Mais aujourd'hui j'aimerais vous entretenir de Ludvik Vaculik, homme de lettres, ancien dissident et esprit original qui utilise le feuilleton pour mettre le doigt sur les points sensibles de la société actuelle.
Ludvik Vaculik est originaire de Moravie. Il aime chanter les airs folkloriques de sa région et il le fait d'une façon très personnelle. Ce seront donc les chansons interprétées par sa voix que vous entendrez dans cette émission. Il est né dans le village de Brumov en Moravie centrale. Ouvrier dans l'usine de la chaussure Bata à Zlin, il commence sa carrière journalistique en publiant des articles dans le journal de l'usine. Après la guerre et des études à Prague, il devient journaliste du Rudé pravo, organe du Parti communiste de Tchécoslovaquie, mais il travaille aussi à la radio, et, en 1965, il entre à la rédaction de Literarni noviny (Gazette littéraire), journal prestigieux des écrivains et des intellectuels tchèques. En 1967 il prononce un discours critique au congrès des écrivains qui lui vaut l'exclusion du parti communiste, exclusion qui sera annulée cependant en avril 1968, au début de la courte période de dégel politique qu'on appellera le Printemps de Prague. Ce court printemps politique prend fin en août de la même année lorsque l'armée soviétique envahit la Tchécoslovaquie. En 1969, Ludvik Vaculik est de nouveau exclu du parti communiste une fois pour toutes. On lui reproche notamment d'avoir rédigé le célèbre manifeste "2000 paroles" qualifié par les milieux officiels de plate-forme de la contre-révolution. Mais Ludvik Vaculik ne rend pas les armes. Il se lance dans l'édition de livres en samizdat, il est l'un des premiers signataires de la Charte 77, document dénonçant la violation des droits de l'homme par les autorités communistes, il collabore avec la station Europe libre sans se laisser décourager par la police secrète qui le suit à chaque pas et le soumet à des interrogatoires épuisants. Simultanément il continue à bâtir son oeuvre littéraire. La Hache, les Cobayes, Clef des songes, Comment on fait un garçon - tels sont les titres de ses romans les plus importants qui ne cachent pas leur caractère autobiographique et font de la vie de l'écrivain un bien public très suivi et très discuté. Après la chute du communisme il ne se départit pas de son esprit critique car il voit que la nouvelle situation a fait surgir de nouveaux maux dans la société. Il se lance dans le débat avec son énergie habituelle et il continue à utiliser l'arme qui lui a déjà servi dans le passé - le feuilleton.
"Un bon feuilleton doit avoir de l'esprit, une bonne langue, une idée, un mot de la fin, dit Ludvik Vaculik. Depuis trois décennies, il écrit, toujours au début de l'année, un feuilleton inspiré par l'arrivée du printemps. Il a commencé la série de ces articles dans les années sombres de la normalisation dans une Tchécoslovaquie occupée par l'armée soviétique. Les feuilletons écrits entre les années 1981 et 1987 ont été réunis dans le recueil intitulé "Le printemps est arrivé". Dans ces articles, le feuilletoniste ne parle que rarement de la nature qui se réveille mais cherche autour de lui les signes de changement, d'un renouveau que la proximité du printemps opère dans le comportement et dans la pensée des gens et aussi de lui-même. Avec de nombreux détails savoureux et un humour souvent sarcastique il évoque son existence sous le régime bureaucratique qui ne tolère pas les manifestations de la liberté spirituelle et n'arrive pourtant pas à déraciner une certaine résistance. Ludvik Vaculik amène son lecteur dans les cafés pragois où se donnent souvent rendez-vous des écrivains dissidents, des poètes et des artistes qui refusent de se laisser manipuler par l'idéologie et la censure communistes. Les seuls moyens dont ils disposent pour se protéger contre le mensonge officiel et la monotonie démoralisante de la vie sous le communisme sont l'humour et la dérision. Dans un de ces feuilletons, Ludvik Vaculik amène son lecteur au café Slavia, établissement en face du Théâtre national, qui attire depuis le 19ème siècle des hommes de théâtre, des écrivains et des artistes. "Pour ce printemps-ci, j'ai fait ce que je pouvais, écrit-il, je me suis fait couper les cheveux et suis allé m'installer au Slavia. Mais aucun des petits chapeaux colorés qui dodelinaient à l'extérieur ne m'a inspiré. Il faut dire que je n'étais pas assis à la meilleure place (devant la fenêtre avec vue sur les quais). Un jeune agent de police l'occupait. Contrairement à moi, il avait une belle moustache noire et, à la ceinture, un gentil petit pistolet dans un étui blanc perce-neige. Pendant qu'il versait du sucre dans son café turc bien tassé, son képi blanc anémone, posé sur le rebord intérieur de la fenêtre, surveillait le carrefour qui marque l'entrée du pont, où alternaient les trois couleurs homologuées par l'Etat. Je me suis assis plus près et me suis mis à réfléchir : faut-il voir là un signe de la dégradation du pouvoir policier (l'agent abandonne son poste et touille son café perdu dans ses pensées) ou au contraire la preuve de sa complète intégration (derrière la vitre du café, son képi assure tout seul le maintien de l'ordre dans la rue) On peut développer les deux thèses, mais elles influeraient autant sur la marche du carrefour que les réflexions passagères quant à l'influence d'un certain Gorbatchev sur la bonne marche du Kremlin."
Le café Slavia donne à Ludvik Vaculik une riche matière à réflexion. Il évoque les grands qui le fréquentaient jadis, les poètes Wolker, Seifert et Nezval, les écrivains Vancura et Olbracht, et le compositeur Bedrich Smetana. "Sacré Bedrich, s'exclame-t-il, y avait même son équipe pour jouer aux cartes." Il contemple aussi le panorama du château de Prague, le célèbre panorama qui figure sur les timbres et les billets de banque. "Quand j'étais enfant, à la campagne, se souvient-il, je le tenais pour le symbole de l'indépendance de notre République. Je le vois ici tel qu'il est vraiment : sans dentelure, sans tarif d'affranchissement en couronnes, sans l'aura du soleil - et sans l'oblitération qu'il aurait mérité depuis quarante ans." Le regard de Ludvik Vaculik est attiré sans cesse aussi par un tableau représentant un buveur d'absinthe. Devant l'homme sur le tableau on voit une vision vert absinthe d'une femme nue assise sur la table à la foi palpable et transparente. Ce tableau fantastique appelé par l'auteur "La vision" n'était pas toujours à la même place. Et l'auteur de citer les paroles de son ami Zdenek Urbanek, prosateur et traducteur, qui se souvient que, dans les années cinquante, il y avait au mur à la place de ce tableau un portrait du Président communiste, Klement Gottwald, et plus tard celui de son successeur, Antonin Zapotocky. A en croire Zdenek Urbanek, le jour où Staline est mort, en 1953, il y avait au Slavia le peintre Kamil Lhotak, un des assidus du café. Il lisait son journal et le tenait grand ouvert et une photo du comité central du Parti communiste de Tchécoslovaquie s'étalait sur toute une largeur de page. A l'époque, les membres du comité central portaient encore leurs uniformes austères, et Lhotak de dire: "Il est écrit: "Comité central", mais moi je les appellerais plutôt Comateux cintrés."