Le livre de l'année

Vers la fin de l'année dernière, le journal tchèque Lidove noviny s'est adressé à des intellectuels tchèques en leur demandant d'indiquer les meilleurs livres de l'année 2000. Les résultats de cette enquête qui ne peut pas être considérée comme un sondage normal, ont été publié par le journal juste le 28 décembre dernier. Bien que je sois loin de surestimer les résultats de cette enquête, j'ai décidé de vous en parler car elle reflète les opinions d'une partie des lecteurs tchèques et peut être considérée comme un témoignage sur l'édition tchèque en l'an 2000.

Jetons d'abord un coup d'oeil sur l'histoire de ce genre d'enquête dans notre pays. Le journal Lidove noviny a commencé à l'organiser déjà en 1928. Le 8 décembre 1928 le journal titrait "Le plus beau cadeau - un livre de Noël" et invitait près de 150 personnalités importantes à choisir le livre le plus intéressant de l'année. On a posé la question aussi au Président de Tchécoslovaquie, Tomas Garrigue Masaryk, qui n'a donné cependant qu'une réponse évasive: "Comment pourrais-je retenir tout ce que j'ai lu, il y en avait tant." Par contre le poète Vitezslav Nezval avait une réponse toute prête: "Recueil de poésies Edison de Vitezslav Nezval." Mais c'était André Maurois qui a gagné lors de la première édition de l'enquête. Les personnages interrogés citaient plusieurs de ses livres et c'était son roman biographique "La Vie de Benjamin Disraeli" qui a obtenu le plus grand nombre de voix. Dans les années suivantes, la rédaction de Lidove noviny poursuivait l'enquête mais ne publiait que le titre du livre ayant remporté la victoire sans donner le nombre de voix ni les titres des ouvrages ayant occupé les places suivantes. Inutile de dire que l'enquête jouait aussi un important rôle commercial et proposait d'orienter les clients des librairies lors de leurs achats de Noël. En 1929 la victoire a été remportée par le roman de Erich Maria Remarque "A l'ouest rien de nouveau" , en 1930 les lecteurs ont choisi la fresque historique de Jaroslav Durych sur la vie d'Albrecht de Wallenstein intitulée "Errances", en 1931, le roman de Vladislav Vancura "Marketa Lazarova", tableau original et haut en couleur de la Bohême au Moyen âge, et en 1932 le "Livre de San Michele" d'Axel Munthe. En 1933, la rédaction de Lidove noviny ne s'est pas limitée qu'aux personnalités choisies, mais a donné aussi la possibilité de s'exprimer au public. Le résultat: les intellectuels se sont prononcés pour le roman d'Ivan Olbracht situé en Ruthénie sub-carpathique et intitulé "Nicolas - le brigand", tandis que le public profane préférait "La Guerre juive" de Lion Feuchtwanger. Dans les années 1934, 1935 et 1937 l'enquête était dominée par Karel Capek dont les oeuvres "Le Météore", "Entretiens avec Masaryk" et "La première brigade" ont occupé successivement les premières places. Pendant ces années-là, la rédaction recueillait annuellement près de 500 réponses à l'enquête. Les événements historiques, le danger nazi, le démembrement de la Tchécoslovaquie et l'occupation allemande, ne sont pas restés sans influence sur l'enquête à laquelle ils ont donné un caractère beaucoup plus patriotique. Au cours de ces années-là, il y avait parmi les lauréats de l'enquête les poètes Vladimir Holan et Jan Hora, l'écrivain Frantisek Kozik avec son roman sur la vie du mime Jean-Gaspard Debureau "Le plus grand des pierrots" et les écrivains Jan Drda et Eduard Bass. La Deuxième Guerre mondiale a interrompu l'enquête qui n'a repris qu'après la libération. Après la libération, le journal ne s'appelait plus Lidove noviny (Gazette populaire) mais Svobodne noviny (Gazette libre) et le public était friand d'informations sur la guerre. Cela explique aussi les deux victoires successives du Président tchèque, Edvard Benes, et de ses ouvrages "Six années d'exil" (1946) et "Mémoires" (1947). L'influence de la politique sur l'enquête devait se poursuivre jusqu'à la faire dégénérer, après le coup d'état communiste de 1948, en une véritable comédie. Après le Coup de Prague, l'enquête est devenue l'objet de manipulations politiques et c'étaient les écrits de Staline et ceux du Président de la Tchécoslovaquie communiste, Klement Gottwald, qui se plaçaient en première position. Cette situation n'a duré cependant que deux ans, car en 1950 l'enquête a été supprimée.

Sa résurrection n'est arrivée qu'après celle du journal Lidove noviny, qui, lui aussi, avait cessé de paraître sous le communisme. C'est donc en 1991, dans une Tchécoslovaquie post-communiste et post-totalitaire que la rédaction s'est adressée de nouveau aux intellectuels tchèques en leur demandant de choisir le meilleur livre de l'année. Parmi les auteurs tchèques qui ont remporté la victoire dans l'enquête depuis 1991 il y a l'historien de la littérature, Vaclav Cerny, l'essayiste Bedrich Fucik, le critique Sergej Machonin, les poètes Ivan Divis, Josef Topol et Ivan Martin Jirous. C'est le journal du poète et traducteur, Jan Zabrana, qui a remporté le plus grand nombre de voix au cours de toute la dernière décennie.

126 écrivains, artistes, critiques et hommes politiques ont répondu à l'enquête de l'an 2000. Le résultat dans la catégorie du livre tchèque est une surprise car cette fois-ci il ne s'agit ni d'un roman, ni de Mémoires ni d'un recueil de poésies comme dans les années précédentes mais d'un ouvrage encyclopédique. Le meilleur livre de l'année est, cette fois-ci, "Le Dictionnaire de la littérature tchèque", ouvrage en plusieurs tomes qui a commencé à sortir déjà en 1985 et dont les 4ème et 5ème tomes ont paru en l'an 2000. Cet ouvrage monumental comprendra 3 500 articles consacrés non seulement aux écrivains, aux traducteurs, aux imprimeurs, aux théoriciens et aux historiens de la littérature tchèques, mais aussi aux oeuvres anonymes de la littérature médiévale, aux mouvements littéraires, aux maisons d'édition, aux revues et almanachs littéraires de notre pays. Le dernier tome du dictionnaire devrait paraître dans cinq ans. Personnellement, je suis bien content d'avoir à ma disposition un tel livre et j'espère en profiter aussi en rédigeant cette rubrique. Dans la catégorie de la littérature étrangère, la victoire a été remportée par un livre de poésie. Il s'agit d'un recueil intitulé "Trois talents" qui réunit 72 poèmes consacrés aux trois disciplines artistiques orientales - la poésie, la peinture et la calligraphie. Le livre a été traduit en tchèque du chinois par le sinologue Oldrich Kral et le poète Karel Siktanc. Parmi les oeuvres citées le plus souvent par les personnalités ayant participé à l'enquête il y a aussi les recueils de vers des poètes Petr Kabes et Pavel Srut, un livre consacré au célèbre journaliste tchèque, Frantisek Peroutka, et une monographie de la grande dame de la peinture surréaliste, Toyen. J'ai cherché parmi les réponses les livres d'auteurs de langue française. Quatre personnes ont cité le 3ème volume des "Carnets" d'Albert Camus. On a apprécié également un recueil de textes d'Henri Michaux traduits par Vaclav Jamek, l'essai de Paul Ricoeur "Penser et croire", "Le siècle de Sartre" de Henri Bernard Lévy et "Feuillets d'Hypnos" de René Char. L'écrivain Ludvik Kundera, lui, a donné la palme au livre de dessins de Victor Hugo. Bien sûr, on doit se garder de surestimer les résultats de cette enquête à laquelle 126 personnes seulement ont participé. Force est cependant de constater que le lien spirituel entre la France et la Tchéquie existe toujours et que les intellectuels tchèques continuent à lire les oeuvres de romanciers, de poètes et de philosophes de langue française. Nous pouvons nous réjouir aussi du fait qu'en République tchèque on continue à traduire et à publier ces oeuvres.