Le retour de Frantisek Halas

Contre l'attraction de la terre j'opte pour la chute vers le haut a écrit Frantisek Halas dans son célèbre poème intitulé "Et alors le poète". On peut dire que toute la vie de ce poète était un perpétuel effort de s'élever au-dessus des bassesses de l'existence, mais aussi une célébration incessante de tout ce qui était vrai et solide en ce monde. Poussé vers le haut, le poète n'en était pas moins un enfant de la terre, plein d'admiration pour les choses simples et amoureux de son pays. Vers la fin de l'année 2000, le public tchèque a appris que Halas était aussi auteur de vers très sensuels et que l'érotisme hardi était l'une des sources de son inspiration.

On sait que beaucoup d'auteurs célèbres ont écrit à un moment de leur vie de la littérature érotique et qu'ils ont posé ainsi beaucoup de problèmes aux milieux littéraires officiels qui cherchaient, au nom de la morale, à occulter l'existence de ces pages considérées comme licencieuses. Il suffit d'évoquer ici les oeuvres érotiques d'un Wilde, d'un Apollinaire ou d'un Verlaine qui se sont tous vus accusés d'écrire de la pornographie. Le changement des moeurs dans la seconde moitié du 20ème siècle a permis de lever le voile couvrant ce domaine obscur de la création littéraire et de le juger avec moins d'émotions et plus d'objectivité. C'est grâce à l'éditeur Pavel Primus que le poète Frantisek Halas fait partie aujourd'hui de ce groupe d'auteurs dont la création a un arrière-goût de scandale. Le livre par lequel le scandale est arrivé s'appelle Thyrsos et c'est un recueil de poésies érotiques.

La parution de Thyrsos a déclenché une vive polémique sur les qualités littéraires de ce recueil et sur les problèmes éthiques de l'édition. Bien qu'on estime en général que Thyrsos n'est qu'une oeuvre marginale, le bruit que ce livre a provoqué, avait un côté positif. Il a attiré l'attention sur l'ensemble de l'oeuvre de Frantisek Halas et a rappelé aux lecteurs oublieux l'art exquis de cet auteur. Frantisek Halas faisait partie de la grande génération des poètes tchèques nés au début du 20ème siècle, laquelle génération a aussi donné à la littérature tchèque Jiri Wolker, Vitezslav Nezval et Jaroslav Seifert. Halas est né en 1901 dans la ville de Brno, capitale de Moravie. Issu d'une famille pauvre, il était sensible aux problèmes sociaux et naturellement attiré par le marxisme. En 1925 il a vécu six mois à Paris. Après son arrivée à Prague, en 1926, il est devenu rédacteur de la maison d'édition Orbis où il devait rester jusqu'à la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Dans les années trente et quarante, il s'adonnait à de nombreuses activités; il composait des almanachs de poésies, collaborait à des revues littéraires et publiait ses propres poèmes. Ses premiers vers réunis dans le recueil "La Sèche" ont été marqués par le poétisme mais, peu à peu, sa poésie devenait plus personnelle, subissait le poids du sentiment tragique, commençait à se poser des questions sur le sens de la création poétique et la condition humaine. Dans le livre "Le Coq effarouche la mort", il a donné un tableau poétique de ses idées, de ses angoisses et de ses espoirs:

"La mort près de mon front tourne ainsi qu'une mouche



le coq donne du bec aux étoiles et crie



la mort s'est effarouchée"

Frantisek Halas ne vivait pas dans l'isolement, il ne cachait pas ses opinions sur les grands problèmes de son temps. En 1936, il s'est rendu avec une délégation culturelle en Espagne frappée par la guerre civile; en 1938, il a protesté publiquement contre les procès staliniens en Union soviétique; au cours de la même année, il a condamné aussi le traité de Munich et la trahison des alliés de la Tchécoslovaquie. Devenu directeur d'un département du ministère de l'Information qui remplaçait, à la fin de la guerre en 1945, le ministère de la Culture, il suivait avec une inquiétude et une amertume croissante le glissement du pays vers un régime totalitaire. L'amertume, le scepticisme et le désespoir de ces années-là allaient précipiter sa mort et se sont reflétés dans son dernier recueil intitulé "Hein, quoi?" Il est mort en 1949, à l'âge de 48 ans. Disparu au début de la période des procès politiques en Tchécoslovaquie, il a échappé probablement à des représailles qui menaçaient à cette époque tous les intellectuels épris de liberté. La pureté, la beauté sombre et l'expressivité poignante de ses vers ont marqué toute une pléiade de poètes tchèques et n'ont jamais cessé d'être admirées et imitées.

En 1932, Frantisek Halas a écrit un recueil de onze poèmes érotiques intitulé Thyrsos. Ces vers croustillants et capricieux n'ont été publiés que dans un tirage de 138 exemplaires et n'étaient pas disponibles dans les librairies. Vu leur caractère licencieux, ils ne circulaient parmi les lecteurs qu'en copies dactylographiées. L'éditeur Pavel Primus a attendu la fin du 20ème siècle pour rompre le tabou et publier ce petit livre explosif. Il a provoqué la colère des fils de Frantisek Halas.« Thyrsos ne devait jamais faire partie de son oeuvre. C'est pourquoi nous n'avons pas inclus ce recueil dans les oeuvres complètes de Frantisek Halas en cinq tomes," a déclaré un des fils du poète. L'éditeur Primus a refusé cependant d'admettre un jugement aussi sévère. "C'est un des meilleurs recueils poétiques tchèques et Halas est un grand poète qui mérite qu'on publie son oeuvre dans son intégralité", affirmait-il tout en ajoutant que Thyrsos était tombé déjà dans le domaine public, car il était disponible sur Internet. Selon l'historien de la littérature, Zdenek Pesat, Thyrsos est un livre sur le réveil érotique et une espèce d'ars amandi (art d'aimer). En revanche, le poète, dramaturge et traducteur, Ludvik Kundera, le grand connaisseur de l'oeuvre de Frantisek Halas, considère Thyrsos comme "une poésie presque pornographique". Ajoutons à ces vues contradictoires qu'on peut considérer cette poésie aussi comme une invitation au voyage. Halas amène son lecteur à plonger dans les profondeurs de l'intimité de la femme, à explorer les recoins secrets de son corps; il parle de la sensualité naissante des jeunes filles, de l'amour défendu entre frères et soeurs, mais aussi de la lubricité de la vieillesse. Il évoque le rôle de la langue et des doigts lestes dans les jeux érotiques. Il désire "ouvrir tous les girons" et goûter à tous les nectars de l'amour. Difficile de trancher dans la dispute entre les amateurs et les adversaires de cette poésie. Le moins qu'on puisse dire, c'est que Thyrsos est non seulement un péché mignon de la jeunesse d'un grand poète, mais aussi une oeuvre qui ajoute une couleur sensuelle et joyeuse à la palette sombre et grave de Frantisek Halas. Il démontre que le poète de la tristesse, comme on l'appelait parfois, était aussi un homme sensible au langage de la chair, homme qui savait transformer ses penchants secrets et ses faiblesses en poésie. D'ailleurs, on s'en doutait. J'ai demandé à Omar Mounir de traduire pour vous, à titre d'exemple, quelques vers tirés du poème "Les goûts de l'amour". Il était bien difficile de traduire cette poésie rimée et rythmée sans trahir son auteur, sans la priver de son aura poétique. Je crois malgré tout qu'Omar a réussi à rendre non seulement le caractère érotique de ces vers mais aussi leur fragilité et leur élégance. Pour terminer j'ai demandé donc au traducteur de vous présenter lui-même son oeuvre.

On n'a pas reçu don de sa langue que pour babiller,



Elle ouvre, telle la clé, les plaisirs verrouillés.



Si dans un spasme lascif frisson la fend,



Que les doigts suivent, habiles, vers les tréfonds.





Que les langues, à l'ombre du bas-ventre, s'étalent



Et que la rosée de salive en inonde les pétales.



Que les attouchements l'agacent à la folie pure



Et que fuse de sa peau paradisiaque la luxure.