L’Île au Trésor : une petite utopie à échelle humaine
Si le festival du film de Karlovy Vary, qui s’est achevé il y a une semaine, propose essentiellement des films de fiction, une place est tout de même accordée au cinéma documentaire, avec même une section compétitive. Pour cette 53e édition, deux films français y étaient en compétition, dont L’Île au Trésor, de Guillaume Brac. Dans ce film très attachant, qui imprime sur la toile la lenteur et la langueur de longues journées d’été dans cette île de loisirs, le réalisateur français suit avec bienveillance familles et jeunes venus se distraire au bord de l’eau. Au micro de Radio Prague, il est revenu sur ses impressions lors des projections de son film.
Comme vous venez de le dire, le lieu et le génie du lieu sont importants. Le lieu que vous décrivez dans votre film est très particulier puisque c’est une île près de Paris, quel est le génie de ce lieu, le « genius loci » ?
« Il faut d’abord expliquer un peu ce lieu : c’est une île de loisirs de Cergy-Pontoise qui est construite sur d’anciennes sablières, puisque l’extraction du sable a servi à construire la ville nouvelle de Cergy-Pontoise. Dans le cadre de l’aménagement de la banlieue parisienne dans les années 1970, il y a eu cette idée de construire des îles de loisirs - à l’époque on parlait de bases de loisirs - à proximité des villes nouvelles, pour que les gens aient un espace de détente et de liberté. C’est un lieu où j’avais été quand j’étais petit puisque je n’habitais pas très loin. C’était donc des souvenirs d’enfants. Ce qui m’a frappé en y retournant trente ou quarante ans plus tard, c’est à quel point ces lieux avaient l’apparence d’une petite utopie à échelle humaine : c’est un lieu où des gens d’origines sociales et culturelles extrêmement différentes, qui viennent des quatre coins du monde, se retrouvent, et qui raconte quelque chose de la France et du monde. Le tout dans un contexte est très léger, très ludique. Il y a quelque chose qui touche à l’enfance dans ces lieux. Ce que je trouvais très beau, c’était le contraste entre l’insouciance du lieu et, quand on gratte un peu les choses, les problématiques plus graves qui émergent petit à petit. Dans mon rapport au cinéma, je suis obsédé par la relation entre la légèreté et la gravité et ce lieu me semble très bien l’incarner. »C’est donc une île à tous points de vue : il y a de petites îles, des plages… Le film s’appelle d’ailleurs L’Île au Trésor en référence à Robert Louis Stevenson. C’est presque aussi une île temporelle, parce que c’est une échappée belle pour les gens et parce qu’il y a, par votre façon de filmer peut-être, un côté rétro. Il y a bien des marqueurs temporels, on sait que ça se passe à notre époque, mais on a l’impression que le film se déroule hors du temps. Est-ce quelque chose que vous ressentez là-bas et que vous avez voulu projeter sur l’écran ?
« Cette situation d’être hors du temps tient-elle au fait que, d’une façon peut-être inconsciente, j’ai voulu faire renaître quelque chose de mes souvenirs qui ont à peu près 30 ou 35 ans ? Peut-être. Il y a bien des marqueurs du temps présent, le film pour moi est très contemporain, mais le fait de laisser dans le hors-champ du film toute la représentation habituelle de la banlieue parisienne, de laisser la ville, les immeubles en dehors du film, et de garder plutôt une plage, de l’eau, de grandes pelouses et des arbres, c’est peut-être ce qui donne un aspect un peu intemporel. Et puis dans ce film il y a aussi quelque chose qui est lié à l’enfance et à la jeunesse : d’ailleurs à la fin, je le dédie à l’enfance éternelle et à mon frère. Il y a quelque chose de probablement éternel dans ce rapport sans cesse renouvelé de l’enfance au jeu, aux bêtises, à la liberté… Il y a un aspect suspendu dans ce qu’on vit dans cet endroit qui donne un peu une impression surannée. Et puis il y a aussi pour les Français quelque chose qui renvoie au Front Populaire, aux congés payés, à un rapport aux loisirs pour des gens qui n’avaient pas accès à cela jusqu’à une date récente. »Dans quelle mesure avez-vous choisi vos protagonistes ? Dans quelle mesure sont-ils venus à vous par votre présence pendant le tournage ? Certains d’entre eux sont d’ailleurs particulièrement attachants, même s’ils le sont tous…
« Je n’ai pas du tout fait de casting. Vous avez raison de demander dans quelle mesure ils sont venus à moi parce qu’il y a, dès lors qu’on a une caméra, qu’on est là jour après jour, des gens qui manifestent une curiosité plus grande que d’autres. Certains vont fuir et se méfier et d’autres vont être très curieux. De manière générale, ce sont plutôt des gens curieux de ma démarche et désireux de m’aider qui sont dans le film, plutôt que des gens qu’il aurait fallu convaincre. Le tournage a duré plus de deux mois : j’ai rencontré beaucoup de gens, j’en ai filmé beaucoup … Evidemment, tous ne sont pas dans le film. Il y a des premiers choix qui ont été faits au tournage, parce que les personnes me touchaient, elles m’amusaient ou j’avais envie de les revoir. Pour d’autres, je sentais qu’il y avait moins cette dimension de personnage. En documentaire, pour qu’un personnage s’impose, je pense qu’il faut qu’il ait quelque chose presque de fictionnel. J’ai en plus ce rapport à la légèreté, à la comédie, donc je cherchais aussi des gens qui aient ce même rapport, que je puisse observer avec tendresse, et qui puissent me faire sourire. Tous ceux qui étaient trop sérieux me faisaient un peu fuir. Ceux qui étaient trop frontaux, qui voulaient délivrer un message ou leur vision du monde, ne correspondaient pas à ce que je cherchais. Je cherchais des gens un peu plus poétiques, voire lunaires : des gens qui avaient une personnalité singulière et attachante. »Puisque vous dites que ce sont des personnages qui ont un côté un peu fictionnel, dans quelle mesure y a-t-il une forme de mise en scène ou de direction ? Et a contrario dans quelle mesure est-ce une prise réelle de scène ?
« Dans le documentaire, il y a très souvent, si ce n’est quasiment toujours, une part de mise en scène. J’avais un désir de forme pour ce film : ce n’était pas un film que je voulais tourner avec la caméra à l’épaule ou au poing. J’avais le désir d’avoir des cadres, des plans qui puissent durer. Je voulais qu’on puisse ressentir l’atmosphère de ce lieu et sa lumière. Certaines situations sont filmées quasiment sur le moment, et d’autres sont des situations que j’ai observées une première fois et pour lesquelles j’ai demandé aux protagonistes de la recréer pour moi. Ou bien ce sont des situations que j’ai observées avec des jeunes, et puis je rencontre un autre groupe d’enfants ou d’adolescents et je leur demande par exemple s’ils sont déjà rentrés de cette façon-là à la plage et s’ils me disent ‘non, mais on y réfléchit parce qu’on a envie de le faire’, je leur dis qu’on peut le faire ensemble. Mais les situations ne sont jamais écrites, les dialogues et le texte ne sont pas suggérés. Il s’agit juste parfois d’aider une situation à démarrer et après de laisser une liberté totale aux protagonistes qui prennent en charge la situation. »Enfin, et ce sera ma dernière question, quel univers cinématographique vous a formé ?
« Comme tout réalisateur j’ai été forcément nourri par beaucoup de films et beaucoup de réalisateurs qui m’ont précédé. Il y a beaucoup de réalisateurs français notamment qui ont eu une influence déterminante sur moi. C’est le cas par exemple le cas de Jacques Rozier, Eric Rohmer ou de Maurice Pialat. Je dirais que Rohmer m’a particulièrement influencé pour ce film-là parce qu’il a filmé lui-même une première fois cette endroit dans les années 1980. Il l’avait filmé pour une fiction, L’Ami de mon Amie, et c’était très marquant pour moi de redécouvrir ce lieu que je connaissais de mon enfance dans un film. Pour cette raison, et pour beaucoup d’autres, je lui dois beaucoup. Son approche cinématographique, son rapport au lieu, la justesse avec laquelle il inscrit ses films dans des lieux et des saisons, mais aussi la légèreté de ses dispositifs de tournage sur plusieurs de ces films, avec des équipes très réduites, et sa façon d’inscrire ses acteurs dans le paysage et dans le réel : tout cela m’a beaucoup influencé. Quant à Jacques Rozier, c’est vraiment un cinéaste de vacances :que ce soit dans Du côté d’Orouët, Adieu Philippine ou Maine Océan, ce sont toujours des sortes de parenthèses, un peu arrachées au quotidien. Ses films ont eu une très grande importance pour moi : c’est un cinéaste qui a un rapport très important à la liberté, qui est très généreux. Il a une grande croyance dans tout ce qui peut arriver pendant le tournage et il laisse beaucoup de libertés à ses personnages : tout n’est pas écrit. C’est une approche qui me touche beaucoup. »