Jiri Karasek, le grand-prêtre de la décadence
Les visiteurs de la Maison municipale à Prague peuvent voir actuellement, dans les belles salles du deuxième étage, une exposition insolite. Il s'agit d'une collection d'oeuvres d'art, rassemblées, dans la première moitié du 20ème siècle, par Jiri Karasek de Lvovice. Ce poète décadent qui a vécu entre les années 1871 et 1951 et ne disposait que des ressources tout à fait modestes, nous a laissé, grâce à sa persévérance et à la générosité des mécènes, une des collections d'art les plus importantes qu'on ait jamais réunies en Bohême. La collection comprend 3000 tableaux, 10 000 dessins, 17 000 gravures, des statues, des bibelots et d'autres objets d'art, 62 000 livres et des archives gigantesques. Elle retrace l'évolution de l'art tchèque et européen du 16ème au 20ème siècle. On aimerait savoir davantage sur Jiri Karasek, homme qui refusait la vie trop prosaïque de ses contemporains, se réfugiait dans le rêve, dans l'histoire et dans la poésie. On aimerait mieux connaître la nature raffinée et délicate de cet homme capable de réduire au minimum ses besoins quotidiens pour pouvoir vivre dans le monde de l'art, loin de la banalité blessante de la vie, et a réussi de créer toute une galerie qui était pour lui une tour d'ivoire mais aussi une île paradisiaque. On ne saurait expliquer la destinée insolite de Jiri Karasek sans évoquer sa poésie.
Dans les années 90 du 19ème siècle, une partie de la littérature tchèque est atteinte par ce qu'on pourrait appeler le virus de la décadence. Ce virus fait déjà rage en France où les poètes décadents révolutionnent la poésie et forment le mouvement symboliste. En France le nouveau style est le fruit de la réplétion culturelle, de la fatigue et de la recherche de nouvelles sensations raffinées, en Bohême, cette tendance intervient dans un milieu marqué par le provincialisme, dans un espace culturel qui est loin d'être rassasié, dans un tourbillon des forces artistiques qui n'arrivent pas à se réaliser. Pour les décadents, toute la réalité est en déclin et en décomposition et la seule issue à ce marasme est un isolement complet ou la destruction anarchiste. Plusieurs principes fondamentaux de l'art moderne dont l'individualisme, le non-conformisme et l'originalité de la création artistique sont poussés par les décadents vers leurs limites extrêmes. Le poète décadent a beaucoup de traits communs avec les anarchistes, il se considère comme un proscrit dans une société se délectant dans le lucre et la saleté et rompt brutalement avec les idéaux libéraux et religieux. Il cherche à renverser la majorité des valeurs jusqu'à présent indiscutables: il oppose et préfère le rêve à la vie, la fatigue à l'activité créatrice, l'immoralité à la morale, la pureté barbare de l'homme antique aux vertus chrétiennes. Le mouvement décadent tchèque est lié avec la Revue moderne, périodique littéraire fondé en 1894 par Arnost Prochazka et Jiri Karasek. Toute une pléiade d'auteurs est attirée par cette revue qui devient une plate-forme d'une nouvelle génération de poètes. Cette génération donnera à la littérature tchèque, entre autres, Karel Hlavacek, Otokar Brezina, Stanislav Kostka Neumann, Antonin Sova, Viktor Dyk, Frana Sramek et Jiri Mahen, donc la fine fleur de la poésie tchèque du début du 20ème siècle. Jiri Karasek est considéré comme la figure de proue de ce mouvement qui s'en prend à la médiocrité des petits-bourgeois et fait connaître aux jeunes intellectuels les grandes personnalités littéraires et artistiques du monde.
Au début de sa vie, Jiri Karasek ne semble pas prédestiné à une existence exceptionnelle. Né à Prague-Smichov en 1871 dans une famille bourgeoise appauvrie, il manque de ressources et ne peut pas choisir librement l'objet de ses études. C'est pour cette raison, probablement, qu'il commence à étudier à la faculté de théologie, mais renonce à ses études au bout de deux ans et cherche un emploi. En 1891 il devient employé de poste et entame donc une carrière des plus prosaïques et des plus fades. Ce n'est qu'après des années qu'il deviendra directeur du Musée et des archives des postes. Il considère son existence quotidienne comme un mal inévitable et ne vit que pour l'art. On ne saura que peu de choses sur sa vie intime. Son existence s'écoule sans conflits et sans crises comme s'il voulait réserver toutes ses forces intérieures à l'édification de son oeuvre littéraire, comme s'il voulait céder tous les drames de sa vie et toutes ses passions à ses poèmes et aux personnages de ses contes et de ses romans.
"La vie ennemie m'a enchaîné à jamais à l'autel d'un dieu maudit...", dit-il. Peu à peu il édifie un univers littéraire qui lui permet de déclarer la guerre à la réalité, de donner libre cours a sa fantaisie effrénée mais aussi d'exprimer sa tristesse et sa désillusion. En 1894 il publie son premier recueil de poésies intitulé "Les fenêtres murées", suivi des recueils "Sodome" (1895) et "Sexus necans" (1897). Il choque les petits bourgeois par des sujets tabous, décrit la nudité des corps avec une brutalité presque naturaliste et évoque l'amour homosexuel. La première édition de "Sodome" est confisquée pour outrage à la morale publique. Il situe souvent ses poèmes dans l'antiquité classique mais la réinvente d'après sa propre fantaisie et la décrit comme une période des sensations pures et violantes, période des sacrifices et des bacchanales. Poète du néant, de la désillusion et de la mélancolie, il se lance dans la célébration de la force brutale et de l'énergie indomptable des barbares. Ce paradoxe fait partie de son dualisme décadent qui n'accepte que les extrêmes. D'un coté la passivité, l'impuissance et le fatalisme, de l'autre l'explosion de violence et la force enivrante des passions. Dans ses oeuvres prosaïques il évoque aussi le passé mais il situe souvent ses romans et contes au Moyen Age et aux époques Renaissance et baroque. "Les héros qu'il place dans ce milieu, dira de lui le poète et historien de la littérature, Hanus Jelinek, sont presque toujours des adolescents anémiques, descendants dégénérés de vieilles familles aristocratiques, hantés par quelque fatal mystère, obsédés par l'idée de la mort; ils méprisent la femme, ennemie du rêve, et tourmentent leurs corps et leurs âmes de funestes voluptés perverses; ils pratiquent l'occultisme, la magie; ils connaissent les secrets de l'alchimie, de l'astrologie et de la cabale; ils célèbrent des messes noires et les ombres de Cagliostro et du marquis de Sade leur sont familières."
Néanmoins Jiri Karasek ne vit pas, ne peut pas vivre exclusivement dans le monde de ses fantasmes esthétiques. Il s'adonne également à la critique littéraire et acquiert dans ce domaine une renommée considérable. On le considère comme le représentant le plus typique de ce qu'on appelle la critique impressionniste. Dans ce domaine il est l'élève d'Anatole France et d'Ernest Renan qui considéraient la critique littéraire comme une oeuvre d'art, comme le moyen d'expression d'une âme sensible. Il se situe à l'opposé de la critique littéraire qui se dit scientifique et objective et énonce des jugements qui devraient avoir une valeur générale. Les critiques de Jiri Karasek, écrites dans un style brillant, savent révéler, souvent avec beaucoup de sensibilité et de pertinence, le talent de nombreux écrivains et poètes, et découvrent, pour le lecteur tchèque, les grands auteurs étrangers dont Ibsen, Whitman, Mallarmé, Huysmans. Dans ses écrits critiques le poète est capable de jeter un regard désabusé sur le mouvement décadent et donc aussi sur sa propre création. "L'art décadent, dit-il, choyait ses dispositions maladives. Il soignait la pathologie comme le grand calice chlorotique d'une fleure de serre-chaude et se grisait de ses exhalations... Il était attiré par tout ce qui était étrange et morbide... Il préférait l'artificiel au naturel, l'illusion à l'émotion spontanée, le fanatisme à la forme. Il vivait du passé, des styles morts, des formes achevées, sans avoir créé son style à lui... Ce fut le péché capital de l'art décadent."
Vers la fin de sa vie, Jiri Karasek se détache peu à peu donc de la poésie décadente, ses poèmes deviennent plus concis, ses moyens d'expression s'assagissent, mais ses vers expriment toujours la mélancolie désabusée d'un marginal qui refuse de participer à la sottise du monde. Il vit parmi les objets d'art de sa collection dont il est devenu le conservateur. Il préférera jusqu'à la fin les charmes de l'univers artificiel de l'art à la vie blessante du monde réel.