"Fauteuils en osiers", une nouvelle de Dominik Tatarka
"Le douanier a fouillé le contenu de mes deux malles comme si c'était des viscères. J'ai traversé toute l'Allemagne les yeux fermés. Pourquoi? J'avais l'impression de m'être battu sur la place Charles à Prague et à l'Université avec ce douanier allemand et avec tous les contrôleurs des chemins de fer qui sont montés dans le train, une fois passé la nouvelle frontière de notre pays. A Strasbourg, j'ai poussé un soupir de soulagement et, malgré l'heure tardive, j'ai acheté un paquet de cigarettes, une baguette de pain blanc et un demi de vin rouge. Pourquoi? Je ne sais pas. Je ne peux que chercher à deviner. Curieux que j'étais, je voulais savoir dès le premier pas comment les Français savouraient tous les jours leur France..."
Le jeune homme qui se retrouve un jour à Paris et qui est le héros de la nouvelle "Fauteuils en osier" a beaucoup de choses en commun avec l'écrivain. Comme lui, Dominik Tatarka est né en Slovaquie, comme lui, il a étudié entre les années 1934 et 1938 à l'université Charles de Prague et entre les années 1938 et 1939 à Paris, à la Sorbonne. Ce n'est qu'après que les vies de l'écrivain et de son héros divergent. Dominik Tatarka ne devient pas, plus tard, animateur culturel d'une grande entreprise, mais il enseigne le slovaque et le français aux lycéens des villes de Zilina et de Martin en Slovaquie. Il entre dans la littérature en 1942 avec un recueil de nouvelles intitulé "Chercher dans l'angoisse" et se rend célèbre par le livre "La vierge miraculeuse" paru en 1944. Dans les années 1944 et 1945 il participe à la Résurrection nationale slovaque, soulèvement contre le régime fasciste en Slovaquie, et, après l'échec du soulèvement il est obligé de se retirer dans les montagnes. La vie de ces années lui inspire le livre "les hommes et les faits" qui ne trouve pas de chemin vers le lecteurs parce qu'après la guerre tout le tirage est passé au pilon. En 1948 et en 1950 il publie deux romans dont "La République des curés". "Le démon de l'approbation" portant le sous-titre "Traité de la fin de l'époque stalinienne" est publié en 1963 et c'est au cours de la même année que voit le jour le livre dont nous parlons aujourd'hui - "Fauteuils en osier".
Réduit au silence après l'invasion soviétique de Tchécoslovaquie en 1968 comme tant d'autres, il est chassé non seulement de la littérature mais on ne lui permet même pas de faire de modestes travaux forestiers. Ses écrits, sa correspondance sont confisqués et il devient l'objet d'une surveillance étroite de la police politique. En 1977, après la signature de la Charte 77, document par lequel un groupe d'intellectuels tchèques appelle au respect des droits de l'homme, cette surveillance se transforme en une véritable terreur psychologique. Seul, ne pouvant compter que sur quelques amis les plus fidèles qui subissent un sort semblable au sien, il n'abandonne pas la plume, mais ses écrits ne peuvent paraître qu'aux éditions Index à Cologne sur Rhin et Sixty-Eight Publishers à Toronto. Il meurt après une longue maladie en mai 1989, au moment où le régime qui le haïssait tellement se désagrège. Il est sans conteste l'un des plus grands écrivains slovaques du 20ème siècle.
Mais revenons encore à la période parisienne qui lui a inspiré "Fauteuils en osier" cette histoire d'un amour chaste entre un jeune Slovaque et une étudiante française. Bartolomej et Danièle se rencontrent à Paris à la veille du cataclysme mondial. La patrie de Bartolomej, la Tchécoslovaquie, a du céder les Sudètes à l'Allemagne et tout observateur qui ne manque pas de bon sens se rend compte que ce n'ést que la première bouchée d'un festin diabolique qui se préparait...
"Pourquoi avons-nous obéi, pourquoi avons-nous abandonné les forteresses le long de notre frontière? Pourquoi? Pourquoi? Ils me bombardaient de questions? En somme, il n'y pas de défense contre la trahison de l'extérieur, de l'intérieur. Elle explose comme un champs de mines et elle brise tout le monde. J'ai sorti de ma poche un petit tract jaune en ajoutant une explication nécessaire. Il circulait de main en main dans le cercle des jeunes de nationalités diverses, tous de ma génération. Chacun a été impressionné, chacun a été bouleversé. Les yeux de Danièle ont lancé des étincelles dangereuses, ses narines tremblaient. Elle a crié d'une voix sanguinaire la devise des rassemblements populaires. Daladier au poteau! Mérite-t-il autre chose? Jerzy, pris au dépourvu, a pensé à sa Pologne. Tant de fois divisée, elle ne le sera jamais vraiment. Ce n'est pas possible les Polonais se battront jusqu'au dernier homme. Luc a avoué devant Jacques d'avoir honte. Ingrid, la blonde, est venue vers moi, a pris mon visage dans les mains, et l'a mis avec émotion, entre ses beaux seins. C'est de cette manière maternelle qu'elle me consolait, comme si j'étais un héros triste."
Bartolomej et Danièle sont les amants qui savent que leur amour est sans avenir. C'est d'ailleurs un amour qui reste platonique, qui n'ose presque pas dire son nom, mais qui n'en est pas moins passionné et moins profond. Sur le fond des événements qui bouleversent le monde, et dans les décors d'une petite pension parisienne, du Quartier Latin et dans une compagnie de jeunes cosmopolites, Dominik Tatarka décrit avec force détail un érotisme à fleur de peau, l'érotisme où le corps joue, bien sûr, son rôle, mais qui puise sa force surtout dans la jeunesse et la pureté des âmes. La valeur de ce petit livre exceptionnel est justement dans la sensibilité et la finesse extrêmes avec lesquelles Dominik Tatarka peint l'amour de Bartolomej et de Danièle, ces deux êtres qui vivent peut-être la plus belle période de leur jeunesse au moment où la tempête mondiale se déchaîne.
"Danièle, dites-moi, pourquoi je suis si content que vous existiez, que vous soyez de ce monde? Vous vous êtes posée comme un oiseau sur mes yeux. Ne vous en volez pas! C'est vrai, Luc a beau se moquer, mais vous êtes vraiment une gouvernante passionnée, tendre. Si vous aviez le monde dans les mains, vous le garderiez, le humeriez comme une pomme, personne ne se sentirait comme à l'étranger, personne ne voudrait asservir ou opprimer autrui. C'est ce que je pensais. Je n'ai jamais cherché consciemment à la séduire. Pourquoi? Danièle était très fière, elle était enveloppée de cette fierté de mille kilomètres comme notre Terre est enveloppée dans l'atmosphère. En ce qui me concernait, dans sa compagnie je me suis réveillé. Moi aussi, je me suis souvenu porter sur moi cette enveloppe de fierté que j'avais héritée de ma mère, de mes soeurs. Je n'ai jamais tenté de séduire une femme, ni en ce temps-là, ni après. Je me verrai mieux cent pieds sous terre que de faire des promesses à une femme. Avec les femmes qui m'étaient exceptionnellement sympathiques je communiquais peut-être par les yeux, peut-être autrement, mais je leur disait ceci: Tu me vois. Ce moment est tout pour moi. Vraiment, je ne comprend pas comment les hommes arrivent à promettre quoi que ce soit, amour, passion, et même mariage. Entre la biche et le cerf tout est clair, ils ne font pas un marché..."