En lisant Hrabal
J'ai parlé dans cette rubrique plusieurs fois de Bohumil Hrabal. J'ai évoqué ici quelques-uns de ses plus grands livres dont "Une trop bruyante solitude", "Les millions d'Arlequin", "Les lettres à Dubenka", et bien sûr aussi son plus grand roman "Moi qui ai servi le roi d'Angleterre". Quels sont les traits fondamentaux qu'on peut déceler dans les écrits de Hrabal? Cette fois-ci je vais parler de quelques-uns de ces aspects qui ont donné aux oeuvres de Hrabal leur originalité et ont fait de leur auteur l'écrivain tchèque le plus passionnant et le plus humain.
En lisant Hrabal on sent à chaque page, à chaque ligne que le monde et les humains l'intéressent profondément et qu'il n'arriverait jamais à rester indifférent au sort de nombreux gens qui l'entourent, de ces personnages multiples qui semblent insignifiants au premier abord. Hrabal se rue sur ces petits personnages voués à disparaître sans laisser de traces, il se glisse dans leur peau et arrive, grâce à son génie, à leur donner du relief, à les magnifier par sa fantaisie et par le feu de son style poétique. Toujours étonné, il traite les gens, les animaux, les accidents de la vie comme les grands événements de l'histoire du monde. Il réserve à tout cela une place dans sa mémoire prodigieuse, dans ce puits insondable, d'où, tel un trésorier, il les fait ressortir, au moment propice, pour les faire briller dans la lumière du jour. Bien sûr, il les transforme, il les déforme parfois, il se les approprie, il les enrichit par son imagination déchaînée. De surcroît, il arrive à transmettre au lecteur son intérêt passionné pour ses personnages, il réussit à l'engager, à le fasciner.
Comme nous venons de le dire, Bohumil Hrabal ne s'est jamais lassé de rechercher l'extraordinaire dans l'ordinaire et vice versa. Pour Frédéric Vitoux, Hrabal est l'homme qui se joue de la réalité et qui n'échappe jamais à la réalité, qui se contente simplement de lui tordre le cou où de lui adresser un pied de nez." Le poète surréaliste Petr Kral, lui, constate que le merveilleux hrabalien peut surgir partout et il donne la caractéristique suivante de son style: "Un élan baroque l'emporte sur tout schéma moral commode, pour relier d'un trait le trivial au sublime, le bien au mal, la cruauté du monde à sa beauté." Selon Petr Kral, cet art de la contradiction et du paradoxe est donc un élément important du style hrabalien. S'y ajoute aussi l'exagération et l'agrandissement qui étaient toujours les traits typiques de l'art des "affabulateurs" populaires. Dans cette énumération des moyens littéraires utilisés par Hrabal il ne faut pas oublier non plus le gag, la blague et la fanfaronnade en tant que petits épisodes comiques dans le courant de la narration. Les romans et contes de Hrabal regorgent de ces petits épisodes, de ces gags irrésistibles, qui nous font rire parfois un peu contre notre gré car il s'agit la plupart du temps de l'humour noir. Jamais cependant ces gags, souvent exploités avec bonheur par les cinéastes, ne sont gratuits. Ils finissent par dévoiler la nature des faits, la réalité sous-jacente, l'étrangeté énigmatique de notre existence. Dans ce répertoire des éléments de l'art hrabalien il ne faut pas oublier le trait qui est peut être fondamental pour l'impression que les écrits de Hrabal donnent au lecteur et que Petr Kral a formulé ainsi: "Toute l'oeuvre hrabalienne est une ode à la joie d'un homme et d'une pensée se découvrant libres, malgré et contre les barrages dont on a pris soin de les entourer."
Les biographes de Bohumil Hrabal insistent parfois sur le côté populaire de sa vie et de ses oeuvres. On évoque la longue série des métiers qu'il a exercés et qui lui ont fait partager la vie de simples gens. Il serait cependant erroné de le considérer comme un génie du peuple qui n'a puisé son inspiration que dans la réalité vécue, dans la vie quotidienne des gens du peuple. Certes, Hrabal a été successivement magasinier, commis voyageur, ouvrier dans une usine métallurgique, chef de gare, employé de bureau, machiniste et figurant de théâtre, mais il était aussi docteur en droit qui a obtenu son diplôme à l'Université Charles de Prague juste après la Seconde Guerre mondiale. C'était un homme dont les allures plébéiennes cachaient une culture aussi profonde que vaste. Passionné de la philosophie et de l'art, il se considérait comme l'héritier de Kafka, il connaissait en profondeur et admirait Apollinaire, Eliot, Breton, l'art surréaliste et cubiste, il était connaisseur et ami des peintres et graveurs modernes et mettait souvent sa plume au service de leur art. Ceux qui l'avaient entendu parler de la musique étaient étonnés par l'étendu de ses goûts musicaux et l'importance du rôle que la musique, sous ses formes classique et moderne, jouait dans sa vie. Derrière Hrabal, buveur de bière, homme du peuple et auteur d'histoires gaillardes, il y a aussi un grand intellectuel dont les romans, contes et essais brillants, ont été non seulement nourris par la vie quotidienne et l'imagerie populaire mais sont aussi profondément enracinés dans la culture occidentale, un intellectuel qui partageait les préoccupations des grands esprits de son temps. Les dignitaires de l'université de Padou qui l'ont nommé docteur honoris causa ont mis en relief par leur geste justement cet aspect de la personnalité de Bohumil Hrabal.
En France, Hrabal a été découvert relativement tôt. Quelles sont les possibilités du lecteur francophone de découvrir cet auteur! C'est la traduction par François Kérel de la nouvelle "Trains étroitement surveillés", datant de 1969, qui ouvre la liste des oeuvres de Hrabal traduites en français. Le fait que le livre ait été porté à l'écran par Jiri Menzel et ait remporté un Oscar à Hollywood a beaucoup contribué au renom de son auteur. Claudia Ancelot a traduit en français le recueil des contes "Vends maison où je ne veux plus vivre" ainsi que le livre qui met en scène les parents de l'auteur et son oncle Pepin et qui est intitulé "La chevelure sacrifiée". Milena Braud a traduit le recueil de souvenirs "La petite ville où le temps s'arrêta" ainsi que le roman "Moi qui ai servi le roi d'Angleterre", considéré comme le chef-d'oeuvre de Hrabal. Cette même traductrice a collaboré avec Elisabeth Ducreux à la traduction du récit "Les millions d'Arlequin", livre qui est une élégie poignante sur la vieillesse et nous amène dans une maison de repos où se sont réfugiés vers la fin de leurs vies les parents de l'auteur qu'on connaît déjà de "La chevelure sacrifiée". C'est à Marianne Canavaggio que nous devons la traduction du livre "Tendre barbare", un témoignage haut en couleur sur la vie insolite du graveur Vladimir Boudnik, ami de l'écrivain. Les lecteurs français ont aussi la possibilité de lire deux recueils de contes de la première période de la création de Bohumil Hrabal publiés en France sous les titres "Les palabreurs" et "Les imposteurs". Certes, ces traductions ne peuvent jamais rendre toute la richesse poétique des textes de Hrabal qui était un véritable virtuose de la langue. Néanmoins, il faut rendre hommage à ces traducteurs, plus précisément à ces traductrices qui n'ont pas reculé devant cette tâche difficile et ont permis au lecteur francophone de connaître l'invention originale et la fantaisie de Bohumil Hrabal, prosateur qui n'a jamais cessé d'être poète.