Le Bouquet
Il y a des livres qu'on lit et qu'on oublie, il y a des livres auxquels on revient et qu'on lit plusieurs fois, mais il y a aussi des livres - piliers, des livres fondamentaux sur lesquels repose l'évolution ultérieure de toute une littérature. C'est dans cette dernière catégorie qu'il faut classer le recueil de poésies "Le Bouquet"écrit dans la première moitié du 19ème siècle par le poète tchèque, Karel Jaromir Erben.
Karel Jaromir Erben était un archiviste. C'était un employé de bureau typique. Il était appliqué, modeste et minutieux. Ses portraits montrent un visage émacié qui n'est pas dépourvu d'une certaine pédanterie. Mais cette apparence trompeuse cachait une âme de poète. Né en 1811 à la campagne tchèque dans une famille d'artisans, il était aussi descendant de liseurs et de scribes populaires. Après des études de droit il a vécu longtemps dans l'indigence. Ce n'est qu'en 1851 qu'il a obtenu un poste d'archiviste mieux rémunéré. En 1854, il est devenu directeur des bureaux de service à l'Hôtel de ville de Prague. Pratiquement toute sa vie il respirait la poussière des archives qui irritaient ses poumons fragiles, mais pour lui ce n'était pas un travail morne et monotone. Il dépoussiérait des trésors de la littérature populaire, il les triait, classait pour les publier, pour étaler leur beauté devant les lecteurs et pour s'en inspirer aussi pour sa propre création littéraire. Il cueillait des chansons, des mythes et des légendes populaires, les étudiait avec amour et les sauvait de l'oubli. "Nul n'a mieux pénétré le mystère de l'âme populaire où survivent des traditions millénaires se développant et se transformant en une évolution incessante exprimant une philosophie, une morale et une religion, dira de lui le poète et traducteur, Hanus Jelinek. Une série d'ouvrages d'importance capitale fut le fruit de ces études." Les recherches ethnographiques et folkloriques infatigables ont abouti entre autres à la publication d'un recueil de chansons et comptines tchèques qui compte 2 200 titres. Il est aussi l'auteur du livre "Les Contes tchèques", recueil qui ne cesse d'attirer toujours de nouvelles générations d'enfants. Il dépouillait avec une sensibilité et une attention extrêmes les documents d'archives mais il écoutait aussi le langage du peuple. Grâce à ce travail, il a considérablement enrichi la langue tchèque et il en a fait un instrument capable de traduire les élans de l'âme et d'exprimer les grandeurs et les misères de la condition humaine.
C'est en 1853 que Karel Jaromir Erben publie son chef d'oeuvre intitulé "Le Bouquet de légendes populaires". Il s'agit d'un recueil composé de ballades qui ont été inspirées par la poésie populaire, un livre d'histoires en vers qui vont s'incruster profondément dans la conscience nationale tchèque. Erben travaille sur ce livre pendant de longues années. Déjà en 1836, il publie une ballade qui figurera dans son livre. Peu à peu il crée une étonnante série de poèmes et insuffle la vie à toute une pléiade de personnages haut en couleur qui animent ses histoires en vers. Il choisit souvent des légendes baignées de mystère, il met en scène non seulement des hommes et des femmes du peuple, mais aussi des êtres surnaturels personnifiant les forces de la nature qui écrasent parfois de simples mortels mais contre lesquelles on n'est pas tout à fait impuissant. Les héros des ballades de Erben arrivent souvent à faire face à ces forces démoniaques et à leur échapper grâce à la fermeté de leur caractère et à la sincérité de leur repentir.
Sur un peuplier surplombant le lac
s'était assis un soir un ondin :
Brilles, lune, lune, brille,
pour que couse mon aiguille
Je couds, je couds mes chaussures
pour l'eau et pour la terre :
brille, lune, lune, brille,
pour que couse mon aiguille.
Costume vert, chaussures rouges,
c'est demain que je me marie :
brille, lune, lune, brille,
pour que couse mon aiguille.
C'est par ces vers, connus aussi bien par les adultes que par les enfants tchèques, que commence "L'Ondin" qui est probablement la ballade la plus célèbre du recueil. Le génie de eaux, Ondin, emprisonne au fond d'un lac une jeune femme imprudente qui est tombée dans l'eau. Il épouse la femme et lui fait un enfant. Une fois seulement, il permet à son épouse de quitter le lac pour qu'elle puisse prendre congé de sa mère vivant dans une maison au bord de l'eau. Il garde cependant le bébé pour obliger la femme de revenir. Une fois parmi les humains, la jeune femme se laisse convaincre par sa mère qu'elle ne doit plus regagner le royaume aquatique. Son époux, cruellement déçu par cette fuite qu'il considère comme trahison, se venge sur la fugitive en tuant son enfant.
Un enfant est aussi l'enjeu d'une autre ballade dont le dénouement est cependant heureux. Dans le poème intitulé "Le trésor" une jeune mère découvre, un Vendredi saint, l'entrée d'une grotte abritant un trésor fabuleux. Prise d'une envie irrésistible elle dépose son bébé parmi ces richesses et tâche de sortir de l'or et des diamants du sein de la terre. Tout à coup, l'entrée de la grotte se referme, la mère reste à l'extérieur et l'enfant est emprisonné dans les profondeurs de la terre. Folle de douleur, elle doit attendre toute une année jusqu'à un autre Vendredi saint pour récupérer son enfant. Cette fois-ci elle ne prête aucune attention aux richesses accumulées dans les galeries souterraines et elle ne prend que son bébé, son trésor le plus cher, qui l'attend sain et sauf en jouant avec des bijoux et des écus d'or.
La ballade "Chemises de noce" est une variante slave de la célèbre Lenore de Bürger. Réveillé par la force du désir de sa fiancée, un jeune soldat tombé dans un champ de bataille quitte sa tombe et vient chercher sa petite amie. Celle-ci ne se rend compte que trop tard que le jeune homme au visage blafard n'est que le fantôme de son amant, venu pour amener la jeune femme avec lui dans la tombe. Au bord de désespoir elle trouve la force dans la foi et elle réussit à survivre jusqu'au chant du coq qui chasse les fantômes de la nuit.
Faute de temps, je ne peux pas vous raconter tous les poèmes du recueil. Pour résumer les qualités et l'impact de ce livre, je vais citer donc encore une fois Hanus Jelinek. "Tout Tchèque un tant soit peu instruit, a-t-il écrit, connaît par coeur des passages entiers de ce livre qui est vraiment un "bouquet" contenant toutes les suaves odeurs de la terre de Bohême. (...) C'est une oeuvre mûre, étonnante de pureté d'intonation, de sincérité et de sobriété expressive. Avec un tact très sûr, le poète raconte, en vers, des légendes populaires combinant généralement plusieurs variantes appartenant à différents peuples slaves pour mieux en dégager le sens moral. (...) Souvent la légende populaire ne fournit au poète qu'une trame insignifiante et il faut admirer sans réserve la force créatrice de l'auteur qui, toujours en une gradation savante, souvent au moyen d'un dialogue, en fait un petit drame, ouvrant de profondes perspectives sur l'âme humaine."
"Le Bouquet" de Karel Jaromir Erben n'a jamais cessé d'inspirer les artistes tchèques. Les peintres Ales, Marold, Jennewein, Konupek, Bouda, Zrzavy, le sculpteur Sucharda, les compositeurs Dvorak, Bendl, Fibich, Martinu sont tous tombés sous le charme de la poésie simple et poignante de ce livre. Dans les années soixante-dix, le poète et comédien Jiri Suchy en a fait un cabaret et en l'an 2000 le réalisateur Frantisek Brabec l'a porté à l'écran. L'écrivain Bohumil Hrabal a consacré à ce recueil un essai. Il a écrit entre autres : "Karel Jaromir Erben a apporté à la poésie tchèque le principe de la création virile dans la beauté; sur l'échelle de dureté sa fragilité ressemble au corindon et au diamant. De même que l'archéologue enthousiaste, Schlieman, qui a découvert, grâce à son imagination, non seulement Troie, mais aussi Mycènes, le poète tchèque creusait obstinément toujours au même endroit, a fait surgir de la profondeur du temps à la surface le conte tchèque, le mythe tchèque et la légende tchèque et il en a tressé un seul livre, un tel livre dont le philosophe Ladislav Klima rêvait quand il désirait écrire un seul petit livre dans lequel il y aurait tout. Tout cela se trouve dans "Le Bouquet", recueil qui est simple et universel comme les éléments - l'eau, la terre, le feu, l'air ..."