La Gouvernante
Les quatre romans dont je viens de parler forment une espèce de tétralogie. Le premier intitulé L'Informateur raconte la vie de Johann Mann, homme qui méprise le patriotisme tchèque mais se retrouve dans le cercle des patriotes pragois parce qu'il est tombé amoureux d'une femme qui fait partie de ce cercle. Cela n'empêche pas Johann Mann de collaborer avec la police secrète autrichienne qui suit de près les Tchèques récalcitrants. Le deuxième roman, Le Commandant, est consacré à la vie d'une des plus importantes personnalités de la révolution de 1848, Josef Vaclav Fric, et le quatrième roman de la série, Le Médecin, raconte sous forme de Mémoires la vie du médecin de l'empereur autrichien Ferdinand ayant vécu, après son abdication en 1848, à Prague. C'est le troisième tome de la tétralogie, la Gouvernante, dont je vais vous entretenir aujourd'hui. Il met en scène Antonie Celakovska, la belle patriote que le lecteur a déjà rencontré dans le premier roman de la série et qui a fait tourner la tête à Johann Mann. Entre-temps elle a épousé le célèbre poète tchèque, Frantisek Ladislav Celakovsky, professeur à l'université de Wroclaw.
La Gouvernante est un roman sur la vie intérieure d'un couple mais aussi un livre sur la solitude. Antonie Celakovska est une jeune épouse qui, après une jeunesse consacrée à des idéaux romantiques, est obligée de devenir une femme comme les autres. Comme si elle n'était que la gouvernante des enfants de son mari. Frantisek Ladislav Celakovsky est un poète célèbre et un professeur de renom mais dans sa tête la poésie cède peu à peu la place à la pédanterie. La beauté d'Antonie a fait rêver beaucoup d'hommes, mais elle voulait se sacrifier à la patrie tchèque et c'est peut-être aussi pour cette raison qu'elle a épousé cet homme beaucoup plus âgé qu'elle, homme vénéré dans les milieux patriotiques tchèques. Elle voulait se marier avec la poésie, elle a épousé la prose. Au moment où elle devient la seconde femme de Frantisek Ladislav, celui-ci est déjà un homme qui a oublié les désarrois et les débordements de la jeunesse. Il aime la mesure et l'exactitude qu'il impose à l'université et qu'il aimerait imposer aussi dans sa famille. Il ne comprend pas, il refuse de comprendre les nuages de mélancolie qui passent sur le visage de sa femme, il se rend compte qu'il y a en elle quelque chose d'étrange et d'inquiétant. Certes, elle cherche de son mieux à élever les enfants que son mari a eu avec sa première épouse; elle tâche, malgré les grossesses répétées et épuisantes, de faire bien les devoirs de la maîtresse de maison. Elle est obéissante à table et au lit, mais son mari sent que parfois le coeur n'y est pas et cela provoque chez lui une espèce d'agacement perpétuel. Antonie qui se sent de plus en plus abandonnée décide d'écrire un poème, une élégie, qui sera pour elle une sorte de confession.
Le roman est formé par deux monologues. Antonie et Frantisek nous parlent, chacun à sa manière, de l'histoire de leur mariage. Elle nous est racontée en alternance par deux récits souvent contradictoires qui n'en créent pas moins un curieux contrepoint. Les époux parlent de leur vie de tous les jours, de menus soucis de ménage, de leurs enfants, de leurs faiblesses, de leurs inquiétudes et de leurs espoirs, mais aussi des moments les plus intimes de leur vie conjugale. Ils évoquent la carrière universitaire de Frantisek et la situation en Bohême où la révolution de 1848 est suivie par la répression politique. Pendant longtemps ils ne savent pas s'ils survivront à l'épidémie de choléra, danger qui plane sur leurs vies et qui décime leur entourage. Et quelque part sous ce récit à deux voix sur le manque d'harmonie dans la vie d'un couple on entend sourdre un chant profond de la solitude.
Un jour Antonie fait connaissance d'un jeune étudiant polonais, Georg Zsyjkowski, qui suit les cours de son mari. L'étudiant lui donne à lire ses vers, lui adresse une lettre et suscite en elle un certain intérêt. Ce n'est pas une histoire d'amour, c'est plutôt une vague de sympathie, mais pour Antonie c'est aussi une bouchée d'air frais dans le train morne de son existence. Elle est tout simplement reconnaissante à ce jeune homme de la prendre pour un être vivant, de lui confirmer qu'elle existe. Cette sympathie entre sa femme et son étudiant n'échappe pas cependant pas à Frantisek. Il y voit la confirmation de la méfiance latente qu'il éprouvait pour Antonie depuis longtemps. Il ne peux pas aimer vraiment, mais il peut être jaloux. Pour éprouver la fidélité de sa femme, il lui envoie une fausse invitation à un rendez-vous signé Szyjkowski. Antonie ne vient pas au rendez-vous et ne connaîtra jamais l'auteur véritable de la lettre, mais les rapports entre les deux époux resteront marqués quand même par cet épisode sans aboutir à une véritable crise. Les années passent, Frantisek obtient un poste de professeur à Prague et le couple s'installe dans la capitale tchèque. Ce n'est qu'après la mort d'Antonie, qui succombera, encore jeune, à la tuberculose, et quelques mois seulement avant sa propre mort que Frantisek trouvera parmi les écrits intimes d'Antonie non seulement la fausse lettre qu'il a lui-même envoyée mais aussi un poème. C'est cette élégie qu'Antonie a écrite pour exprimer les pensées qui pesaient sur son âme, un poème bizarre, loin d'être parfait quant à la forme, mais qui surprend par sa sincérité. Frantisek n'aime pas cette poésie, il estime qu'on doit se dominer, il n'arrive toujours pas à admettre que celle qui était sa femme ait pu avoir une vie intérieure échappant au contrôle de la raison et pouvant s'exprimer par les vers. Il décrit par les termes suivants cette découverte posthume: "Tout ce poème était extrêmement chaotique, plein d'images désordonnées, inquiet et inquiétant comme s'il n'était pas écrit par une femme. Mais c'était certainement Antonie qui l'a écrit, elle et personne d'autre. C'était une élégie sur elle, sur sa tristesse, sa solitude, sur sa soif d'amour et d'aventure...(...) Je n'arrivai plus à poursuivre la lecture. Même les syllabes ne faisaient pas le compte. Ici il y en avait trop, là il y en avait peu. Les rimes étaient parfois follement audacieuses. Et en plus cette violence, cette mélancolie folle, ces cris de l'âme tourmentée qui sont ridicules même chez un petit étudiant de quinze ans. Je savais que rien de ce genre ne devait rester après elle. Je savais que je devais faire quelques chose pour sa mémoire. J'ai frotté une allumette, j'ai allumé cette feuille de papier et je l'ai jeté sur la grille. J'ai observé la petite flamme qui a jailli vers le haut, a dévoré la feuille, l'a froissé et s'est évanouie dans une légère incandescence. J'y ai jeté encore la fausse lettre de Szyjkowski dont j'ai honte un peu. La flamme a rejailli."