Le Grand roman
Il a y des oeuvres qui éveillent le respect et la curiosité, mais qui découragent les éditeurs. C'est le cas du "Grand roman", de Ladislav Klima, livre publié dans sa version intégrale grâce à l'initiative d'éditeurs français et de la traductrice Erica Abrams. C'est surtout grâce à elle, à son travail infatigable, à ses recherches littéraires ayant abouti à la reconstruction du manuscrit que le lecteur francophone a été le premier à avoir la possibilité de lire, soixante ans après la mort de l'auteur, ce livre énorme par le nombre de pages et par son contenu...
"Le monde n'a pas été créé, écrit Ladislav Klima en 1921, il est en permanence en passe de l'être. J'ai à assumer le rôle de créateur du monde. Je suis le fabricateur du monde, ajoute-t-il. C'est mon emploi, mon office unique." Qui était ce Ladislav Klima dont la démesure frôlait la folie? Etudiant chassé de tous les établissements d'enseignement autrichiens, rentier, mécanicien, gardien d'une usine hors service, fabricant d'un ersatz de tabac, ivrogne, journaliste, provocateur, il est tout cela et pourtant pour la postérité, il sera surtout philosophe et écrivain. Après la mort de son père, il gaspille allègrement sa fortune et décide de partager la vie de la deuxième femme de son père et de son futur mari. Bien sûr, une telle coexistence ne peut pas durer et Ladislav Klima s'en détache après quelques conflits pour s'installer dans une chambre d'hôtel à Prague où il habitera pratiquement jusqu'à sa mort en 1928. Hanté par le suicide, il crée une oeuvre immense, se lance dans presque tous les genres littéraires, contes, romans, pièces de théâtre mais aussi essais et ouvrages philosophiques. Ses excès, ses écrits provocateurs, sa démesure et son refus catégorique de toutes les concessions le rendent tout de suite détestable à tous ceux qui célèbrent les vertus bourgeoises. Il a cependant aussi quelques amis attirés par son rayonnement spirituel, son audace et son originalité. Bien sûr, aucun de ses amis ne partage sans réserve ses opinions. Ils font souvent de mauvais services à lui et à ses oeuvres et parfois ils manifestent en tant que lecteurs de ses écrits peu de compréhension pour ses desseins. Il sait cependant éveiller aussi l'attention d'intellectuels et d'hommes de lettres renommés dont le poète Otokar Brezina, le sociologue Emmanuel Chalupny, le critique littéraire Frantisek Xaver Salda, le philosophe Karel Vorovka et autres. Ils ne cachent pas leur admiration pour l'esprit original de Ladislav Klima et c'est grâce à eux qu'il publie au moins une petite partie de ses oeuvres. Il écrit plusieurs romans dont La Marche du serpent aveugle vers la vérité, Némesis la Glorieuse et Les Souffrances du prince Sternenhoch ainsi que de nombreux autres textes. Un choix de ses écrits mineurs est publié en France sous le titre Ce qu'il y aura après la mort. Depuis la publication de son premier livre intitulé Le monde comme conscience et comme rien jusqu'à sa mort prématurée en 1928, il donne une dizaine de romans, trente contes et nouvelles, deux drames et il jette une grande partie de ses oeuvres au feu. C'est entre les années 1906 et 1909 que mûrit dans sa tête le projet le plus ambitieux qu'il ait jamais conçu. Il commence à entrevoir les contours de ce qu'il appellera Le Grand roman...
Le titre provisoire de cette oeuvre qui s'annonce gigantesque est Tragédie humaine et divine comédie. Klima part de l'idée qu'il formule ainsi: "La forme qu'on a jusqu'à présent donné au roman est trop étroite. La création d'une forme nouvelle libre, qui se permette tout et au-dessus de laquelle se fasse partout entendre le rire moqueur du scepticisme souverain et divin n'est qu'une question de temps. Comme Wagner l'a fait pour l'opéra, le roman pourrait être refondu en une forme littéraire universelle." Le projet doit compter sept à huit parties mais Klima n'en arrive à écrire que quatre. Il s'agit de quelque 4000 pages écrites au crayon. Après une pause consacrée à d'autres activités le romancier extravagant reprend le travail sur son chef-d'oeuvre dans les années 1913 et 1914. Il écrit mais il brûle également le fruit de son travail. Après sa mort il en reste quand même 153 feuilles manuscrites. Quelques extraits de ce qui reste seront publiés dans une version banalisée voire tout à fait défigurée par la grande amie des dernières années de la vie de Klima qui s'appelle Kamila Lososova. La traductrice française du Grand roman Erica Abrams dit des tentatives de Kamila d'imposer cette oeuvre difficile à avaler dans le monde des lettres: "La version du Grand roman, établie par ses soins et diffusées surtout par le samizdat des années 70 et 80, fait apparaître le "toilettage" comme tripatouillage dans les règles, une guerre déclarée (sans le dire) à la fois à l'outrance et au fragment. Dans une maladroite tentative pour unifier ces débris, le roman est dépouillé de son caractère fondamental de progression à l'infini, l'imaginaire dépossédé de l'ouverture garantie par sa perpétuelle surenchère et le manuscrit rapetissé à un peu moins de 60 % de ses dimensions réelles." Un tel texte ne pourrait pas servir de base pour la traduction et Erica Abrams doit déchiffrer et dactylographier les manuscrits écrits au crayon et souvent quasi indéchiffrables. Ce ne serait pas possible, si la traductrice ne vouait pas un véritable culte à Ladislav Klima. Son travail long et minutieux de reconstitution et de traduction sera couronné, finalement, par la parution du Grand roman en France.
"Inachevé, en fragment de tailles inégales pour les troisième et quatrième parties, on ne raconte pas le Grand roman, qui se présente à première vue, comme un feuilleton géant à grand spectacle avec une multitude de personnages qui changent de noms, de pays, de moeurs sexuels, écrit Nicole Zand cherchant à cerner cette eouvre indescriptible. L'Italie, l'Inde, le Nouveau monde, Au-delà... Il y a une vendetta entre deux familles qui se vouent, on ne sait pourquoi, une haine mortelle; elle se conclue par la liquidation de tous les personnages à l'issue d'une série d'étripages sanguinolents." Parmi les innombrables personnages du livre on trouve l'auteur lui-même, des gendarmes, des bandits et des fantômes, des criminels et des saints, un philosophe et un idiot, des dieux vicieux et des femmes perverses, Jésus-Christ et la Vierge, le shah et le padishah, l'empereur Guillaume et la reine Victoria, Rabelais et Freud. Et Nicole Zand continue à déployer l'éventail des sujets abordés par l'écrivain cherchant à rejeter toutes les conventions: "Nécrophilie, mort et résurrection, infanticides, incestes... Tout un érotisme scatologico-macabre. L'air est irrespirable et l'action décousue se perd et vous perd parfois dans les déserts d'Arabie ou les cavernes des Squelettes au long de chapitre aux titres picaresques: "Où Cesare devient brigand et bandit", "Où une duchesse britannique lui caresse la main dans sa caverne banditique", "Où Allah commande à ses fidèles de boire de la vulgaire vodka", "La Cochonne blanche ou Solution finale des problèmes des origines du christianisme", "Arrivée de Cesare qui fait distraitement éclater les crânes de ses complices, comme on décapite des pavots, tout en claquant calmement les fesses à Rona", etc. Titres qui ne recouvrent pas forcément le contenu (ou le vide ) des chapitres faits et à faire.
Le jeu peut se continuer à l'infini, souvent avec d'éblouissantes pépites. Vous n'êtes pas forcés de tout comprendre... Moi non plus. Mais existe-t-il beaucoup de livres aujourd'hui qui vous égarent, vous rattrapent, vous font éclater de rire et vous donnent l'impression d'un monde fou, fou qui n'existe que dans votre tête?"
Le Grand roman de Ladislav Klima traduit en français par Erica Abrams est paru aux éditions de la Différence.