Erika Abrams ou la passion de traduire

Le prix Karel Čapek pour Erika Abrams, photo: Václav Richter

« C’est une fanatique du travail, » dit le critique et historien de la littérature Vladimír Karfík à propos d’Erika Abrams à laquelle le Pen club tchèque vient de décerner le prix Karel Čapek. Et c’est avec Vladimír Karfík que nous allons nous pencher sur la personnalité étonnante de cette traductrice, écrivaine et linguiste qui a consacré une grande partie de sa vie et de son œuvre à jeter des ponts entre les littératures tchèque et française.

Une bohémisante subjuguée par les textes de Ladislav Klíma

Ladislav Klíma
Vladimír Karfík était le président du jury du Pen club tchèque qui a décidé de distinguer Erika Abrams. Il rappelle que l’engouement de la traductrice pour la littérature tchèque se manifestait déjà dans les années 1970 :

« Erika Abrams est une bohémisante. Elle a étudié tout d’abord la slavistique, je crois que c’était à Chicago et à Paris. Dans les années 1970, elle est venue à Prague et quelqu’un a attiré son attention sur le poète et écrivain Ladislav Klíma qui a éveillé chez elle un tel intérêt que pour pouvoir lire son œuvre, elle a appris le tchèque. Et elle a appris le tchèque à un tel point qu’elle est non seulement capable de traduire excellemment les œuvres d’auteurs tchèques, mais aussi de les éditer. Elle édite les œuvres de Jan Patočka et de Ladislav Klíma. Je ne connais aucun autre traducteur qui serait à la fois éditeur de la version française et de la version tchèque des livres qu’il traduit. »

Traductrice de poètes et de philosophes

Erika Abrams,  photo: Václav Richter
Vladimír Karfík divise les traductions d’Erika Abrams en trois groupes. Dans le premier groupe il classe la poésie, car elle a traduit les plus grands poètes tchèques, à commencer par Vladimír Holan et František Halas jusqu’à Zbyněk Hejda. Mais ce ne sont pas, selon Vladimír Karfík, ses travaux les plus importants :

« Son plus grand travail a été de permettre au lecteur français de lire les œuvres du philosophe Jan Patočka qui est l’auteur de plusieurs livres philosophiques importants. Erika Abrams a réuni tous les documents, toutes les copies, toutes les notes manuscrites, et a traduit, annoté et édité l’ensemble de l’œuvre de Jan Patočka. L’œuvre de Jan Patočka traduite en français par Erika Abrams compte donc quinze titres. »

Artisane de la réception de l’œuvre de Jan Patočka en France

Jan Patočka,  photo: Jindřich Přibík / Archives de Jan Patočka,  CC BY 3.0
En effet, les traductions d’Erika Abrams ont joué un rôle crucial dans la diffusion et la connaissance dans le monde francophone de Jan Patočka, penseur considéré comme un des plus importants, sinon le plus important philosophe tchèque du XXe siècle. Vladimír Karfík ajoute :

« Patočka était relativement connu dans les pays germanophones en tant que disciple de Husserl et de Heidegger, il a même écrit certains textes en français et en allemand, mais si Erika Abrams n’avait pas traduit ses œuvres fondamentales et si elle n’avait pas permis de faire connaître ses textes au public et surtout aux philosophes en France, il n’aurait pas pu être aussi présent dans la pensée française. »

Le jury du prix du Pen club souligne dans ce contexte qu’aujourd’hui l’œuvre de Jan Patočka est connue, lue et citée surtout dans les pays francophones où elle a inspiré aussi une vaste littérature dérivée. Jan Patočka est lu et commenté par les philosophes français les plus importants dont Paul Ricoeur, Jacques Derrida, Marc Richir, Miguel Abensour, Renaud Barbaras, Françoise Dastur, Jean-François Courtine, Marc Crépon et autres.

La reconstitution du Grand roman de Ladislav Klíma

Photo: Éditions de la Différence
La traductrice a également déployé beaucoup d’énergie pour faire connaître au lecteur français l’œuvre de Ladislav Klíma, un philosophe très particulier dont les textes se situent à la limite entre la philosophie et la littérature. Elle a non seulement traduit Le Grand roman, œuvre majeure de Ladislav Klíma qui, avant elle, n’avait été publié que dans une version censurée et tronquée, mais elle s’est lancé aussi dans d’importantes recherches qui lui ont permis de reconstituer cette œuvre monumentale dans son intégralité. Vladimír Karfík admire la perfection de son travail :

« Pour Erika Abrams c’était un travail d’investigation, un travail de détective. Reconstituer ces écrits à partir des notes et des textes manuscrits était extrêmement difficile. Les éditeurs tchèques avouent d’ailleurs ne pas être probablement capables de faire un tel travail. Erika Abrams est une fanatique du travail. Elle fait non seulement un travail énorme, mais elle connaît profondément son sujet, elle sait exploiter d’une façon admirable les manuscrits et les notes. Son travail est donc excellent aussi sur le plan heuristique. »

Le monde de l’édition se commercialise

Vladimír Karfík,  photo: Václav Richter
Et Vladimír Karfík de rappeler qu’Erika Abrams n’est pas seulement une traductrice, car elle a publié en français plusieurs essais poétiques qui attendent leur publication en traduction tchèque. Infatigable, elle poursuit ses activités en traduisant et préparant à l’édition les écrits de Jan Patočka et les œuvres complètes de Ladislav Klíma. En France elle collabore avec les Editions de la Différence, en République tchèque avec les éditions Torst. Elle se heurte cependant de plus en plus souvent à la commercialisation du marché du livre et à l’indifférence des éditeurs parce que nous vivons dans un monde qui se détourne peu à peu du patrimoine intellectuel. Vladimír Karfík constate que les relations de la traductrice avec ses éditeurs sont de plus en plus difficiles :

Le prix Karel Čapek pour Erika Abrams,  photo: Václav Richter
« Erika Abrams dit que dans les années 1970 et 1980 la situation était plus aisée. Aujourd’hui la commercialisation progresse si rapidement qu’elle a beaucoup de peine à financer l’édition des livres traduits. Je crois que le directeur des Editions de la Différence est mort récemment et elle ne sait pas quel sera l’avenir de son travail. Elle est pourtant passionnée par ce travail à un tel point qu’elle finance elle-même certaines éditions. Par exemple, quand elle a obtenu le grand prix national de la Traduction du ministère de la Culture en France, elle a investi la somme dont ce prix est doté, dans l’édition des œuvres de Ladislav Klíma. Elle gagne sa vie en traduisant des romans policiers américains pour avoir les moyens de réaliser ce qu’elle considère comme le sens de son travail. »