La sauvegarde des monuments historiques il y a 100 ans et aujourd'hui
Si l'on compare la situation actuelle à celle d'il y a 100 ans dans le domaine de la sauvegarde des monuments historiques, on peut dire qu'elle est, en principe, la même. Peu de choses ont changé depuis le jour où l'écrivain Vilem Mrstik avait formulé son manifeste, Bestia Triumphans, protestant contre l'assainissement radical de Prague, au tournant des XIXe et XXe siècles.
Le principal problème ne résidait alors pas tellement dans les visions que l'on pouvait avoir de la grande métropole moderne, visions en provenance de Vienne et Paris qui reposaient sur l'édification de nouveaux boulevards et de nouvelles maisons modernes, mais surtout dans le procédé utilisé par les entrepreneurs du bâtiment, à savoir dans l'esprit de la devise - d'abord démolir avant de construire. Le résultat fut la liquidation des maisons d'habitation de l'ancienne cité juive dans la Vieille-Ville de Prague. Il est vrai que ces démolitions furent entreprises conformément à la loi sur l'assainissement de Prague, en vigueur depuis 1893. Il est vrai aussi que les nouveaux bâtiments en style Art nouveau construits au tournant des siècles à la place des maisons démolies de la cité juive sont, aujourd'hui, une des fiertés de Prague. La question se pose cependant de savoir si l'on ne pouvait pas, quand même, sauver certaines parties de l'ancien ghetto, qui avait non seulement son charme, mais aussi et surtout une valeur historique, puisqu'il était le témoin de la culture des Juifs arrivés dans la ville après la destruction du Temple de Jérusalem. Franz Kafka avait alors écrit à propos de cet assainissement: " Les recoins obscurs, les passages secrets, les fenêtres aveugles, les cours malpropres, les brasseries bruyantes, les auberges sinistres continuent de vivre en nous. La vieille ville juive malsaine est bien plus réelle que ne l'est la nouvelle ville hygiénique autour de nous..."
Aujourd'hui, de même qu'il y a 100 ans, il faut veiller à ce que les monuments de valeur irremplaçable ne soient pas démolis au nom de l'architecture nouvelle, qu'ils ne soient pas endommagés par des rénovations insensibles, ni victimes d'abus à des fins commerciales. Voilà les paroles qui ont pu être entendues lors de l'ouverture de la cérémonie de la remise du prix Bestia Triumphans - bête triomphante, prix ayant emprunté le nom du manifeste et décerné pour la première fois en 1998, à l'occasion du 100e anniversaire de sa publication.
"Treize années se sont écoulées depuis la révolution démocratique et économique dans notre pays", a déclaré à l'ouverture M.Vomacka, du Conseil du prix composé de 18 organisations civiques et non-lucratives, avant de continuer: "Pour des sujets informés et engagés, la situation est à la limite du supportable. D'année en année, le nombre d'interventions condamnables augmente, tout comme leurs dimensions, leur absurdité, leur monstruosité. J'ai honte de la dévastation continuelle des places, des châteaux, des couvents, de précieux immeubles, des monuments, de l'abattage d'arbres centenaires. Je souhaite au prix Bestia Triumphans une fin proche, en raison de son inutilité ".
Parmi les neuf cas de liquidation du patrimoine les plus graves proposés pour le prix Bestia Triumphans, trois sont de Prague: le moulin Hora, dans le 5e arrondissement de Prague, exemple d'une dévastation intentionnelle sur une longue durée d'un monument culturel par ses propriétaires, accentuée par un désintérêt total des autorités publiques. Le moulin, construit en 1599, orné de précieux sgraffites Renaissance, a été proclamé monument culturel classé. Mais depuis plus de 20 ans, il n'a pas subi la moindre rénovation et il en souffre à vue d'oeil.
Le deuxième monument est l'ancien restaurant EXPO 58 sur l'esplanade de Letna - oeuvre marquante de l'architecture moderne tchèque transformée en bâtiment administratif. Le prix a été décerné aux fonctionnaires du ministère de la Culture, pour leur incapacité à défendre l'intérêt public: celui de la sauvegarde d'un monument culturel classé face à l'intérêt du constructeur de transformer en bureaux un restaurant ayant représenté notre pays à l'exposition universelle 1958 à Bruxelles.
Et qui est le lauréat du prix Bestia Triumphans? Qui a apporté la plus grande contribution à la liquidation du patrimoine culturel matériel en République tchèque? C'est le secrétaire du Conseil du prix, le docteur Martin Serak, qui nous le dit:
"Le prix Bestia Triumphans est symbolique - une brique de la gare néo-Renaissance de Tesnov, aujourd'hui inexistante puisque démolie dans le cadre de la construction de la principale voie de communication traversant le centre de Prague. C'est un prix qu'aucun de ses lauréats n'est venu chercher... Cette année, le Conseil l'a décerné à l'ancien maire du 1er arrondissement de Prague, Jan Burgermeister, pour l'aval donné par la mairie de Prague au projet de reconstruction d'anciennes casernes, place de la République, en centre commercial mégalomane: restaurants, cinéma multiplex, bureaux, au total 6 étages souterrains, 7 étages au-dessus du sol, sur une surface de 120 000 mètres carrés... Sa construction signifierait la liquidation des casernes classées monument culturel de l'UNESCO, la disparition d'une immense surface riche en trouvailles archéologiques et la dégradation du panorama de Prague puisque la taille du centre dépasserait celle de tous les bâtiments dans son voisinage. Enfin, elle signifierait une détérioration de l'environnement dans le centre historique de Prague, en raison de la construction de presque mille places de stationnement destinées non pas aux habitants du quartier, mais à des fins commerciales, et de la fermeture de l'avenue Revolucni au trafic. Seule une façade devrait rester des anciennes casernes construites dans les années 1857 - 1861."