L’écrivain et ancien prisonnier politique Jiří Stránský est mort
Les prisons et les mines d’uranium ont été les universités de l’écrivain Jiří Stránský, décédé ce mercredi à l’âge de 87 ans. Le régime communiste ne lui a même pas permis de faire un baccalauréat. Il a pourtant fini par créer une importante œuvre littéraire qui se nourrit des avatars de sa longue vie tumultueuse et conflictuelle. Cette vie se reflète aussi dans un livre d’entretiens de Jiří Stránský avec la journaliste Renata Kalenská, paru en 2017 aux éditions Motto. C’est à ce livre intitulé « Doktor vězeňských věd – Docteur ès sciences pénitentiaires » que nous avons consacré une rubrique littéraire. Nous vous la présentons en rediffusion.
Un simple narrateur des choses de la vie
Jiří Stránský n’aime pas les grands mots et ne se sent pas comme un écrivain. Malgré le nombre important de ses romans, contes et scénarios, il ne se considère que comme un simple narrateur, un homme qui raconte les choses de la vie. Il a hérité des dons artistiques de sa mère :« Ma mère a été l’artisan de mon destin. C’est grâce à elle que je suis devenu narrateur. Elle a étudié l’art dramatique au conservatoire avec des actrices qui allaient devenir célèbres comme Jiřina Šejbalová ou Olga Scheinpflugová. Par la suite, Olga Scheinpflugová nous rendait parfois visite en compagnie de l’écrivain Karel Čapek. Beaucoup plus tard, quand j’ai déménagé, j’ai trouvé le texte de la pièce ‘La Mégère apprivoisée’ de Shakespeare. C’est dans cette pièce que ma mère devait débuter sur la scène du Théâtre national de Prague. Mais à ce moment-là elle était déjà enceinte et puis elle a mis au monde ses enfants, y compris moi, et c’en a été fait de sa carrière. »
La journaliste Renata Kalenská présente dans son livre les entretiens menés avec Jiří Stránský à bâtons rompus entre octobre 2015 et avril 2016. Elle ne cherche pas à façonner et à peaufiner les réponses de son interlocuteur, garde dans le texte les spécificités de son langage, ses hésitations, ses digressions et mêmes ses mots grossiers. Elle veut donner le maximum d’authenticité à cette conversation entre un homme de 85 ans et une femme encore jeune qui est curieuse et cherche à comprendre. Bien qu’il y ait parmi les sujets de cet entretien beaucoup de thèmes d’actualité, les réponses du vieil écrivain aboutissent presque toujours aux événements de sa vie marquée par l’arbitraire. L’homme, qui ne s’est pas laissé dompter, explique pourquoi il parle aussi souvent de ses expériences du passé :
« Moi aussi, j’ai du mal à respirer. Et s’y ajoute encore le fait que je suis toujours radioactif après avoir travaillé dans les mines d’uranium des camps communistes. Après mon retour à la maison, il y a cinquante-six ans, ma pression artérielle était de 70 sur 50 et j’avais à peu près un quart de million de globules rouges en moins par rapport à la normale. Et nous étions chacun tout seul parce que cette peine de privation de liberté, comme on l’appelait poétiquement, devait nous faire souffrir le plus possible. Je ne peux pas dire que je me rappelle de cette période avec plaisir ou que je l’évoque intentionnellement. Mais ces souvenirs ne me reviennent pas non plus tous seuls. C’est bien pour comparer le passé avec le présent, avec tout ce que je vois et je sens autour de moi. »
Un fils de la noblesse tchèque
Né en 1931 dans une famille pragoise aux origines aristocratiques, Jiří Stránský est promis à un bel avenir. Son grand-père maternel Jan Malypetr est premier ministre entre 1932 et 1935 et son père est un avocat renommé. La famille vit dans le luxe mais les enfants sont éduqués avec une discipline de fer. Leurs parents leur apprennent à vivre dans la dignité et l’intégrité ce qui est aussi un engagement pour un avenir incertain. Les épreuves et les coups du sort ne se feront pas attendre. Après la Deuxième Guerre mondiale, l’occupation nazie et l’internement du père dans un camp de concentration, la vie dans la liberté ne fait pas long feu. Après le coup de Prague en 1948 et la prise du pouvoir par les communistes, le jeune Jiří, fils d’aristocrates et de bourgeois, est chassé du lycée, et puis, après avoir fait son service militaire, il est accusé de haute trahison et condamné dans un procès truqué à la prison et aux travaux forcés dans les mines d’uranium. Amnistié en 1960, il travaille d’abord comme ouvrier du bâtiment, puis commence à collaborer avec le studio de cinéma de Barrandov. Il se marie, il a deux enfants, il écrit. Mais il n’est pas au bout de ses peines.Une antipathie mutuelle
Après l’occupation de la Tchécoslovaquie par l’armée soviétique en 1968, il devient encore l’objet de la haine des autorités communistes. Le journaliste Karel Hvížďala évoque les racines de cette antipathie qui était mutuelle :
« Il reprochait depuis toujours aux dirigeants totalitaires d’avoir inculqué aux gens que toute initiative est destructrice. Ceux qui prenaient n’importe quelle sorte d’initiative et qui n’étaient pas passifs, étaient dangereux. Par contre,on pouvait facilement manipuler les passifs. D’où le complexe d’infériorité de la majorité d’entre nous, complexe qui se manifeste par exemple par la xénophobie : l’ennemi et le coupable doivent être toujours en dehors de nous. Nous ne voulons admettre aucune diversité. »
Accusé de vol, il est arrêté de nouveau en 1974 et passe encore deux ans en prison. Ce n’est qu’après la chute du régime soutenu par Moscou en 1989, qu’il pourra finalement vivre et écrire librement et publier ses œuvres inspirées pour la plupart par les vicissitudes de sa vie, dont le roman « Zdivočelá země – Le Pays ensauvagé », son œuvre la plus connue. Il devient un personnage important de la vie publique sans jamais s’engager directement dans la politique. Il ne désire pas se venger mais ne veut pas non plus qu’on oublie la terrible leçon du passé. Karel Hvížďala ajoute :« Jiří Stránský ne s’est jamais entièrement débarrassé de la haine par rapport à ses geôliers, mais il s’est libéré du désir de la vengeance par l’écriture. Pendant toute sa vie, il cherche à définir le plus exactement possible ce qui est le mal et quelle est son origine, mais il ne pardonne à personne la moindre défaillance. Il affirme que c’est sa nature profonde et cela est symbolisé aussi par le chevalier à l’épée dégainée qui figure même deux fois sur les armoiries de sa famille. »
La leçon du poète Jan Zahradníček
Le livre de Renata Kalenská évoque par petites touches d’innombrables aspects de cette longue existence pleine de dures épreuves du sort mais où n’ont pas non plus manqué de courtes périodes de bonheur vécues avec d’autant plus d’intensité. L’écrivain parle avec pertinence et humour des moments cruciaux de sa vie et se souvient des hommes et des femmes qui y ont joué des rôles importants. Il n’oublie pas la leçon du poète Jan Zahradníček, son codétenu et mentor dans les années 1950, qui l’a mis en garde contre le désir de vengeance. « Plutôt tu te débarrasseras de ta haine et de ton désir de vengeance, lui a-t-il dit, mieux ce sera pour toi, parce que autrement tu seras la première victime de ta haine. »
Et Jiří Stránský n’oublie pas non plus son ami Václav Havel qui l’exhortait à s’engager dans la politique, tentation qu’il a su éviter. Conscient des faiblesses de la démocratie, le vieil écrivain rappelle que « la liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres », et propose le concept de ce qu’il appelle « la dictature de la démocratie ». Il parle de ses enfants qui n’ont pas échappé non plus aux persécutions politiques et rend hommage à sa femme disparue qui a partagé son sort dans le bien et le mal. A 85 ans, l’écrivain réfléchit aussi sur les dernières choses de la vie et sur ce qui viendra après la mort : « Je sais qu’il y a après une espèce d’autre existence », affirme-t-il. Interrogé sur la façon dont il a pu supporter toutes les épreuves de sa vie, il révèle aussi le secret de sa survie :« Si je n’étais pas optimiste, je ne serais pas du tout, ce serait ma fin. C’est ça le fond du problème. Sous le régime totalitaire, même les membres de ma propre famille me disaient que j’étais un optimiste imbécile. Tout simplement, je n’ai jamais douté, pas une seconde, de finir par recouvrer la liberté un jour. Jamais. »