Marcel Ophüls : de Munich à Clermont-Ferrand en passant par Prague et Jihlava
Marcel Ophüls est l’auteur de plusieurs chef d’œuvres du cinéma documentaire, à commencer par Le Chagrin et la Pitié, en passant par The Memory of Justice ou bien Hôtel Terminus. Cela valait bien une rétrospective au festival international du film documentaire de Jihlava, dont la 21e édition s’est achevée fin octobre. Le réalisateur oscarisé, fils d’un autre grand nom du cinéma en la personne de Max Ophüls, a accordé un entretien à Radio Prague. A la veille de son 90e anniversaire, il y a entre autres parlé Pilsner Urquell, désespoir à Barrandov et accords de Munich.
Le jambon du monde que je préfère
Marcel Ophüls, comment cela se passe ici au festival de Jihlava ?« Ils ont été d’une formidable gentillesse. Ils m’ont même fait des cadeaux d’anniversaire parce que c’est mon 90e anniversaire le 1er novembre. Dans la correspondance pour organiser ma venue, j’avais mentionné Pilsner Urquell, ma bière préférée. Ils m’en ont offert six bouteilles pour emmener chez moi… »
Donc la valise sera pleine pour le retour…
« C’est ça le problème en fait. Mais le grand cadeau, cela a été du jambon de Prague, parce que j’avais évoqué, dans ma correspondance, que c’est le jambon du monde que je préfère ! »
Mais la République tchèque à vos yeux, ce n’est sans doute pas seulement de la bière et du jambon. Dans votre univers mental, que représente l’Europe centrale, la République tchèque ?
« La Mitteleuropa ! L’Empire austro-hongrois… Mon père a fait un très bon film, qui s’appelle De Mayerling à Sarajevo, où Edwige Feuillère, qui joue la comtesse Sophie Chotek, la femme de l’archiduc François-Ferdinand, explique à ses gosses tous les peuples qu’il y a dans l’Empire dont leur papa avait hérité. Elle dit, entre autres, les Bosniaques et elle dit aussi les Tchèques bien sûr ! C’est donc un film historique, il n’y a pas que les documentaires qui peuvent être des films historiques. »
Marcel, vous venez ou trop tôt ou trop tard
Vous êtes déjà venu en République tchèque et auparavant en Tchécoslovaquie. Quelle expérience vous avez avec ce pays ?
« Bonne, très bonne. La première fois que je suis venu, c’était pour une coproduction entre la Tchécoslovaquie communiste et l’Allemagne de l’Ouest. C’était pour une version musicale de Till l'Espiègle, avec Helmuth Lohner, un très bon acteur. J’ai écrit le scénario et quelques-uns des textes des chansons et j’étais d’abord venu en repérage. L’expérience n’a pas été totalement formidable. »
C’est-à-dire ?
« D’abord nous étions en repérage parce qu’on cherchait des châteaux pour Till l’Espiègle en Bohême. Le chef de Barrandov nous les montrait. C’était évidemment un communiste pur et dur. Il avait d’ailleurs la tête d’un communiste, une tête comme un vieux lion ! En rentrant de cette tournée des châteaux, il voulait s’arrêter pour nous offrir un verre sur la terrasse d’un café. On est montés à cette terrasse et sur cette terrasse, il y avait une table de fer rouillée et des vieux trucs, des miettes de pain. Et alors il est entré dans une colère ! Il a balayé ça et il a dit : ‘A l’époque de François-Joseph, il n’y aurait pas eu ça !’. Le chef de Barrandov ! Ensuite, en 1968, il a fichu le camp au Canada. Non, c’était un type formidable !
L’histoire se termine un peu mal parce que dans mon contrat, il fallait faire dix pages par jour et les ‘cocos’ ne faisaient pas ce que je voulais. Quand je voulais un champ de blé, ils m’offraient une forêt ! Un champ de blé n’est pas la même chose qu’une forêt ! Et je n’arrivais pas à faire les dix pages par jour, c’était trop. Alors un matin, j’étais assis à Barrandov et j’avais mal dormi. J’étais arrivé en retard parce que Helmuth Lohner avait fait l’amour dans la nuit avec la scripte et nous étions arrivés en Volkswagen trop tard. Je me suis effondré sur les marches du décor de Barrandov en commençant à chialer, et donc je n’ai pas terminé le film. C’est un Tchèque qui a terminé le film.
Mon deuxième séjour à Prague, c’était quand je travaillais pour la télévision française. A l’époque où je ne faisais pas encore de grands documentaires, je faisais des reportages. Et les deux journalistes pour lesquels je travaillais, qui étaient de très bons journalistes (André Harris et Alain de Sédouy, pour l’émission Zoom, ndlr), sentaient que quelque chose allaient arriver en Tchécoslovaquie. On avait quinze réalisateurs dans l’équipe, tous plus jeunes que moi et ils n’avaient pas fait dans leur vie plus de dix ou quinze minutes. C’est donc moi qu’ils ont envoyé. C’est moi qu’ils avaient aussi envoyé à New-York, quand Lyndon Johnson a décidé de ne pas se représenter pour un deuxième mandat et que Martin Luther King a été assassiné quand j’étais là !
Mais revenons à Prague : je suis donc venu et André et Alain avaient prévu que je puisse voir des journalistes et des écrivains, mais qui étaient communistes. Et cela ne m’intéressait pas tellement, je voulais voir des cinéastes. Et alors, c’est Forman - il me semble que c’est Forman, à moins que ça ait été Ivan Passer, je ne me rappelle plus -, qui m’a dit : ‘Marcel, vous venez ou trop tôt ou trop tard’. Alors je suis reparti et il n’y a pas eu ce reportage.
La troisième fois, c’était pour sortir un type qui était à Bratislava dans une situation dangereuse pour lui. Ça c’est quand je travaillais déjà pour la télévision allemande. »
Munich, la ville ou la conférence ?
Après ces reportages, après aussi des fictions que vous aviez faites comme Peau de banane, vous avez fait un documentaire sur les accords de Munich, Munich ou la paix pour cent ans. Comment passe-t-on d’œuvres de fiction, du journalisme, du reportage, au documentaire ?
« En apprenant d’abord le journalisme. Je n’étais pas journaliste. C’est André Harris et Alain de Sédouy qui m’ont appris en m’envoyant faire des reportages de dix ou vingt minutes. Et alors, un jour, par un miracle, parce que l’ORTF était quand même un monopole gaulliste et tous les chefs de l’ORTF étaient des gens de droite, alors qu’André était très à gauche et Alain Sédouy un peu moins, m’enfin ils étaient de gauche, comme moi ; un beau jour donc, le grand patron de l’époque, qui s’appelait Claude Contamine, qui n’était pas un type réjouissant du tout, c’était un gaulliste plutôt très à droite, leur a confié des soirées historiques à faire. A qui ont-ils demandé de faire leur première émission ? André m’a demandé de passer dans son bureau à la Maison de la Radio. C’était un tout petit bureau, les deux avaient toujours les pieds sur la table quand on y entrait. Et André me dit : ‘Marcel, vous voulez faire Munich ?’. Et je lui dis : ‘La ville ou la conférence ?’ (rires). »Et vous aviez déjà fait un court-métrage sur la ville…
« Ah non ! Ah si bien sûr ! Dans L'Amour à 20 ans. D’où peut-être cette question ! Et donc ‘la ville ou les accords ?’. Ca a fait rigolé André et Alain et ils ont dit, ‘les accords bien entendu !’. Et c’est comme cela qu’on l’a fait, sans grande difficulté, sauf qu’on était fauchés. Le film a été fait avec des bouts de ficelle. C’était très difficile d’avoir Edouard Daladier (le président du Conseil qui signa en septembre 1938 les accords de Munich pour la France, ndlr). Il n’avait pas très envie au départ. Dans son petit appartement, cela sentait toujours l’aïoli. Nous sommes allés le voir. Nous n’aurions pas fait le film si on ne l’avait pas eu. A la troisième ou à la quatrième fois, il m’a dit : ‘M. Ophüls, pourquoi voulez-vous que j’apparaisse dans votre émission ? Si je suis allé à Munich, ou bien c’était parce que j’étais complice, ou bien parce que j’étais un con ! Alors pourquoi voulez-vous que j’apparaisse dans votre émission ?’. Et puis il a changé d’avis. »Et quelle est la réponse à cette question ?
« C’est lui qui se la posait ! Vous savez ce qu’il a dit quand il est revenu de Munich et qu’il voyait la foule. Ce n’est pas Georges Bonnet (ministre des Affaires étrangères à l’époque de Munich, ndlr), qui était assis à côté de lui dans l’avion, ils ne s’aimaient pas ! Ils se détestaient ! Bonnet ment dans le film, il ment beaucoup dans le film d’ailleurs. C’est son adjudant qui était assis à côté de lui. Alors il survole le Bourget, il voit tous les gens qui attendent. Daladier a dit : ‘qu’est-ce que c’est que tous ces gens-là ?’. Et l’adjudant répond : ‘Ils sont là, monsieur le président, pour vous acclamer’. Et Daladier répond : ‘Ah les cons !’. C’est ce qu’il a répondu. »
Le film Munich ou la paix pour cent ans a été projeté à Jihlava. C’est en Tchéquie une mémoire qui est toujours douloureuse. Quelles ont été les réactions du public ?
« Ils ont posé des tas de questions que j’ai déjà oubliées. La discussion après le film, filmée, a quand même duré une heure, une heure et demie. J’ai été très applaudi ! »
J’espère bien…
« Je ne sais pas moi, cela dépend. Quelques fois on peut prendre des bides, même dans ce genre de conférence. Le premier jour où je suis arrivé, pour mon film le plus célèbre quand même, Le Chagrin et la Pitié, il y avait trois personnes et demie dans la salle. Non une trentaine. Et après le Masterclass et tout ça : rempli ! »Vous avez donc réussi à conquérir le public de Jihlava…
« A mon avis, on ne peut réussir à conquérir le public que de façon très temporaire. Parce que le public, il fait ce qu’il veut. »