A la recherche du vrai visage de Petr Bezruč
« Un rebelle fou, un fantôme affreux, le premier et dernier barde du peuple des Beskides », c’est ainsi que se dépeint dans ses poèmes Petr Bezruč, l’auteur du recueil Slezské písně (Les Chants silésiens). Dans ce livre qui a eu l’effet d’une bombe et dont la portée a dépassé de loin les limites de la littérature, le poète a exprimé avec une intensité poignante le drame de la population tchèque en Silésie vers la fin du XIXe siècle. L’auteur des Chants silésiens est né le 15 septembre 1867, il y a donc juste 150 ans.
La passion littéraire d’un employé de la poste
Les historiens et les théoriciens de la littérature n’arrivent toujours pas à élucider la genèse des Chants silésiens, livre qui est tombé comme un météore dans le paysage littéraire tchèque. Il se dresse encore aujourd’hui dans la poésie tchèque comme un rocher mystérieux, impénétrable et insolant et l’identité de son auteur fait toujours l’objet de nombreuses spéculations. Qui a été Petr Bezruč ? Comment cela se fait-il que ce petit employé de la poste ait pu créer un chef d’œuvre d’une telle force expressive?Vladimír Vašek, qui allait prendre le pseudonyme Petr Bezruč (Pierre le Manchot), est né en 1867 à Opava (Troppau) dans la famille de l’instituteur et philologue Antonín Vašek, qui rédigeait et a publié le premier périodique tchèque de Silésie. Les activités patriotiques du père heurtant la sensibilité des habitants de la ville, presque tous germanophones, la famille finit par déménager et s’installe à Brno, la capitale de Moravie.
Adolescent, Vladimír ne manifeste pas un talent particulier mais écrit déjà des vers de circonstance et notamment des petits pamphlets contre ses professeurs. Il est loin d’être un brillant étudiant mais il a de bons résultats dans le grec. Après le baccalauréat, il hésite entre le couvent et la philologie classique et choisit finalement la deuxième possibilité. Cependant, une fois admis à l’université de Prague, il n’est qu’un piètre étudiant qui passe ses journées en jouant aux cartes et en buvant avec ses camarades. Au bout de trois ans, il finit par renoncer aux études universitaires. L’historien de la littérature Jiří Urbanec rappelle quelques traits de la personnalité de ce jeune homme difficile d’approche et porté sur le tabac et l’alcool :« Quand il était seul, il se lançait dans de longues marches, il était capable d’aller jusqu’en Moravie du Sud pour boire du vin. Il disait avoir besoin de trois litres de vin par jour. Sa condition physique était telle qu’il le supportait bien et ne se saoulait pas. Ce n’était pas de l’alcoolisme mais une approche généreuse de la vie. »
La métamorphose d’un apathique
En 1888, Vladimír Vašek quitte Prague pour Brno et sombre progressivement dans la passivité et l’apathie. Ce n’est qu’en 1891 qu’il commence à travailler comme employé de la poste de la ville de Místek en Moravie du Nord. Et c’est à Místek que le jeune homme, d’abord apathique, se métamorphose en un combattant passionné pour les droits des pauvres de Silésie. Cependant, nous ne savons pas si c’est à ce moment-là qu’il s’est mis à écrire les Chants silésiens qui n’ont commencé à paraître qu’en 1899, donc longtemps après son deuxième retour à Brno, lorsque sa santé s’est détériorée. L’écrivain Jan Drozd évoque le caractère explosif de cette création :
« Ces poèmes ont été créés d’une seule traite. Oldřich Králík, historien de la littérature et grand connaisseur de Bezruč, dit que c’était un geyser, un torrent de lave. Tout à coup, quelque cinquante poèmes ont surgi et ont été envoyés à Prague, au journaliste Herben de l’hebdomadaire Čas. Mais de même que tout cela a brusquement éclaté, cela s’est éteint de façon similaire. Après 1900, aucun poème d’une telle force rebelle n’a vu le jour. Et pourtant la germanisation s’est poursuivie encore pendant vingt ans. C’est une anomalie très bizarre, et c’est le moins qu’on puisse dire. »Jan Drozd est de ceux qui mettent en cause l’identité de Petr Bezruč en tant qu’auteur des Chants silésiens. Il rappelle que lors de son séjour à Místek, Vladimír Vašek s’est lié d’amitié avec le maître d’école Ondřej Boleslav Petr. Ce patriote ardent et homme de théâtre dont la vie semble se refléter dans certains poèmes du recueil, écrit aussi des vers et cela fera donc naître plus tard des spéculations selon lesquelles il serait l’auteur véritable des Chants silésiens. Selon cette hypothèse, Ondřej Boleslav Petr s’étant donné la mort en 1893, il ne pouvait pas se défendre contre la supercherie de Vladimír Vašek qui lui a volé son œuvre. Cependant, en 2014 l’Institut de littérature de l’Académie tchèque des Sciences a formellement rejeté cette hypothèse et l’a qualifié « d’infondée ». Les spéculations de ce genre sont sans doute encore attisées par le fait que l’incertitude plane sur la date de la création des poèmes du recueil. Jiří Urbanec s’interroge :
« A-t-il écrit ces poèmes, comme certains affirment, au moment où il était malade, lorsqu’il s’attendait à la mort, lorsqu’il crachait du sang ? A-t-il écrit ces poèmes tout au long des années 1890? Personne ne peut trancher sur cette question aujourd’hui à cause du manque de documents. En tout cas, ses meilleurs poèmes résultent d’une immense effusion bien pathétique. Une telle poésie ne peut être écrite que si son auteur y investit toute sa vie. »
Le chantre des misérables et des désespérés
Quoi qu’il en soit, l’amitié d’Ondřej Boleslav Petr revêt une importance décisive pour les inspirations du poète car il attire l’attention de Vladimír sur la situation des habitants tchèques de la Silésie. Vers la fin du XIXe siècle, ces gens qui vivent en général dans la misère, gagnent péniblement leur vie sur des terres infertiles sous le massif des Beskydes ou dans l’enfer des mines et des hauts-fourneaux de la région d’Ostrava. Pauvres et mal nourris, ils sont exposés à trois oppressions - celle du capital allemand, celle de la magistrature autrichienne et celle de l’Eglise polonaise. Socialement faibles, ils n’arrivent pas à résister à la germanisation forcée d’une part et à la polonisation de l’autre. Et c’est face à cette misère et à ce désespoir que le jeune homme mobilise ses forces créatrices et que Vladimír Vašek devient Petr Bezruč.Six ans s’écoulent cependant encore avant la parution de ses premiers poèmes qui ne sont réunis dans un recueil qu’en 1903 et ne sont dotés du titre Les Chants silésiens qu’en 1909. Cette poésie d’un auteur inconnu et mystérieux fait sensation et attire l’attention des patriotes tchèques sur la triste condition du peuple sous les Beskides. Petr Bezruč devient un des poètes tchèques les plus admirés de ce temps-là.
C’est le poète lui-même, dans l’auto-stylisation du dernier barde des Beskides, qui est le protagoniste de ces vers mais il met en scène aussi toute une série de personnages hauts en couleur dont les sorts illustrent en quelque sorte la condition du peuple silésien. C’est le cas notamment de Maryčka Magdonova, une jeune fille qui a volé du bois dans la forêt pour réchauffer ses frères et sœurs orphelins et qui échappe par le suicide à la honte d’être livrée à la justice. Mais c’est aussi le personnage de Bernard Žár, un riche bourgeois de la ville de Frýdek qui parle allemand, exècre le tchèque, sa langue maternelle, et renie sa mère, une simple montagnarde des Beskides qui ne peut pas parler autrement.
Aux prises avec la censure autrichienne
..il risquait la mort parce que ses poèmes qui condamnaient l’Autriche-Hongrie pouvaient être qualifiés de haute trahison.
Malgré sa gloire naissante la situation de Petr Bezruč n’est pas sans danger car sa poésie corrosive finit par provoquer la colère des autorités autrichiennes. Jiří Urbanec constate que la situation du poète s’est détériorée notamment au cours de la Grande Guerre :
« Quand, au cours de la Première Guerre mondiale, en 1915, Vladimír Vašek a été interrogé à la préfecture de police de Brno, on lui a demandé s’il était le poète Petr Bezruč. A ce moment-là il risquait la mort parce que ses poèmes qui condamnaient l’Autriche-Hongrie pouvaient être qualifiés de haute trahison. Cela pouvait donc lui coûter la vie. Et à ce moment-là, il a donné une réponse qui figure dans le procès-verbal : ‘A la question de savoir si je suis identique à Petr Bezruč, je réponds oui.’ »
Une poésie violente et virile
La désintégration de l’Autriche-Hongrie en 1918 apporte au poète la liberté créatrice et la reconnaissance générale mais les sources de son inspiration se tarissent. Outre des vers de circonstance, il n’écrit ensuite, durant le reste de sa vie, qu’un recueil qui n’atteint pas la puissance des Chants silésiens, livre qui reste un des piliers de la littérature tchèque du tournant du siècle. Aujourd’hui encore, son style tantôt violant, tantôt lyrique, ne perd rien de sa puissance. Son langage plein d’emprunts au dialecte des peuples morave et silésien reste inimitable. Longtemps après sa publication, sa poésie ne cesse d’étonner encore par son originalité, par ses contrastes sauvages, ses accents tragiques, son caractère viril, son ironie et ses sarcasmes. Ce n’est pas seulement une complainte, une élégie pour les gens qui souffrent, c’est aussi un acte d’accusation, une invocation du démon de la vengeance et un éclat de haine contre les oppresseurs et contre l’injustice.
La dernière étape
Dans la dernière étape de la vie de Petr Bezruč, qui meurt nonagénaire en 1958, ces appels à la justice sociale des Chants silésiens sont exploités par le régime communiste. Dans les années cinquante, Petr Bezruč devient, plutôt malgré lui, poète officiel, poète de la dictature du prolétariat. Il ne se plaît pas dans ce rôle, cherche à éviter le public et se réfugie dans la solitude. Selon Jiří Urbanec, le poète n’aimait pas se montrer et préférait le calme :« Au cours de sa vie, énormément de gens désiraient l’approcher, ce qui l’importunait. Et ce n’était pas seulement ses admirateurs qui voulaient le saluer et manifester leur enthousiasme, mais il y avait aussi des curieux, des journalistes, des personnes qui cherchaient à profiter de sa gloire. Bezruč n’était pas un homme modeste. Il se présentait sous le masque d’un homme inaccessible, modeste et replié sur lui-même, mais à mon avis, il désirait profondément être célèbre. »