Patrick Declerk : « J’explore les limites de l’expérience humaine »

Patrick Declerck, photo: © Helena Hrstková / Host

« Un livre, c’est comme une bouteille à la mer », dit l’écrivain et psychanalyste Patrick Declerck. Invité par le bureau de la Délégation Wallonie-Bruxelles à Prague à l’occasion de la foire Le Monde du livre, l’écrivain est venu entre autres pour présenter aux lecteurs son livre Démons me turlupinant, dont la traduction tchèque est parue aux éditions Host. Radio Prague a profité de sa présence pour lui poser quelques questions.

La musique du texte

Comment fait-on pour se faire connaître et se faire publier en République tchèque ?

Patrick Declerck,  photo: © Helena Hrstková / Host
« On ne fait rien en ce qui me concerne. Cela a été négocié par un attaché culturel qui s’occupait de la littérature à Bruxelles et qui venait tous les ans à la Foire du livre ici. C’est passé par lui et ensuite ça se règle avec les autorités culturelles belges. Donc je suis en quelque sorte le bénéficiaire secondaire de cette négociation et ça me permet de venir à Prague pour la première fois de ma vie. »

Les maisons d’éditions tchèques ont publié deux de vos livres. A votre avis, est-ce un choix suffisamment représentatif de votre œuvre ?

« Oui, je pense que les écrivains en général et moi en tout cas, nous n’écrivons pas toute la vie le même livre, en un sens, nous n’écrivons pas toujours le même livre, ce n’est pas vrai. Ce sont des sujets différents et des musiques différentes. Pour moi la musique du texte est fondamentale. Mais en revanche, on est dans la même quête, le même voyage. Mon voyage, c’est d’explorer les limites de l’expérience humaine et de mes frères humains. Ce premier texte qui a été publié ici, mais pas chez le même éditeur, est un recueil de nouvelles qui s’appelle en français Garanti sans moraline (qui est une création de Nietzsche), c’est-à-dire ‘Sans morale’. C’est une série d’histoires relativement courtes, des short stories, qui est le plus supposément fictionnel de mes livres, quoique cette différence entre fiction et pas fiction est aussi très artificielle dans la mesure où c’est toujours moi qui écris et c’est toujours l’auteur qui est derrière chaque mot. Le deuxième livre est ma manière d’écrire une introduction à la psychanalyse. »

Plus le livre est traduit, plus il vit sa vie

Est-ce important pour vous d’être traduit en langues étrangères, d’être traduit en tchèque ?

Patrick Declerck,  photo: © Helena Hrstková / Host
« C’est tout-à-fait important, c’est même capital. Alors je ne dirais pas qu’on touche un public nouveau parce qu’il faut rester très modeste et très prudent. Un livre, c’est comme une bouteille à la mer, on ne sait pas qui ça va toucher, qui ça ne va pas toucher, pour autant que ça touche quelqu’un, il n’y a absolument aucune garantie. Mais il est certain que plus le livre est traduit, plus il vit sa vie, et une vie complexe dans d’autres langues, c’est toujours une bonne chose. J’étais très frappé d’entendre hier un comédien tchèque lire une des pages de mon texte, je ne parle pas un mot de tchèque, malheureusement, mais je reconnaissais aux noms, je savais de quel passage il s’agissait, et j’entendais une musique qui était remarquable, parce qu’il le lisait très bien. C’était parfait, la musique était parfaite, la tonalité était parfaite. On peut juger de la qualité de la traduction à partir de la musique. Ce qui m’intéresse d’abord dans la littérature, c’est la musique. »

Une introduction à la psychanalyse

Vous présentez à Prague votre livre Démons me turlupinant, qui vient de sortir aux éditions Host. La structure de ce récit est assez originale. Est-ce encore un roman, un essai ou un récit d’un autre genre ?

Photo: Host
« C’est une question qu’on me pose relativement souvent. Je n’ai pas la réponse. Je dirais que la question est parfaitement légitime mais ce n’est pas une question que je veux moi me poser en écrivant. Dans les livres que j’écris, j’essaie de trouver encore une fois la meilleure musique, le meilleur style pour dire ce que je veux de la façon la plus profonde possible et la plus sophistiquée possible. Alors, est-ce que pour ça il faut utiliser un peu de littérature, un peu de soi-disant essai ? Peu importe, j’essaie de faire ce qu’il faut pour atteindre mon objectif sans me poser la question de savoir si je fais de la littérature, si je fais de l’essai, etc. »

Comment présentez-vous ce livre aux lecteurs sans en dire trop pour ne pas gâcher leur plaisir de lecture ?

« J’ai pratiqué la psychanalyse pendant vingt ans. Je suis issu d’une famille de gens qui ont été analysés et qui ont connu la névrose, pour ne pas dire plus, et le médecin de famille, jusqu’à ce que nous partions aux Etats-Unis quand j’étais enfant, était psychiatre et psychanalyste. Il traitait ma grand-mère, qui était une vraie hystérique comme il y en avait à l’époque des gens nés en 1900. Ce n’est pas une critique de ma grand-mère de dire cela, je lui dois le peu d’imaginaire que j’ai. Donc, merci à ma grand-mère. Mon oncle a été mercenaire au Congo, ce qui n’est pas rien au début des années 1960, etc. Dans ce relatif désordre des uns et des autres, la venue de ce médecin m’intéressait, même si j’étais tout petit. Je me disais : voilà un type qui a l’air de savoir ce qu’il fait et de calmer le désordre, être analyste était intéressant. Ensuite, j’ai fait des études de philosophie et si je suis quelque chose, je reste un vieil étudiant de philosophie. Puis, j’ai fait un doctorat en anthropologie, en travaillant sur les clochards de Paris, les SDF, et évidement je voulais faire une psychanalyse. J’avais des épisodes dépressifs, dont l’analyse m’a guéri. Je n’ai plus d’épisodes dépressifs depuis trente ans. Mais surtout ce qui m’embêtait encore plus, j’avais une inhibition d’écriture et donc je ne parvenais pas à écrire un texte longtemps. Or, je voulais écrire depuis ma tendre enfance. Donc j’ai fait une analyse, non seulement pour devenir analyste, mais aussi pour essayer de lutter contre cette incapacité d’écriture. Le fait que j’écris, montre aussi que la psychanalyse, ça marche. »

Un regard froid

Patrick Declerck,  photo: © Helena Hrstková / Host
Le récit est donc raconté par un psychanalyste. Vous y racontez les épisodes de votre vie, de la vie des analysés et de la vie de membres de votre famille. Il me semble que vous jetez un regard sévère et presque cruel surtout sur les membres de votre famille…

« On m’accuse souvent de jeter, non seulement sur les membres de ma famille, mais sur l’univers en général et sur l’Homme en général, un regard cruel. Je ne pense pas qu’il soit cruel mais je pense que dans un texte qui n’est pas mes affectes, mes sentiments, le regard doit être froid. Vis-à-vis de moi-même, ce qui me préserve, j’espère, de tout snobisme. Mon regard est encore plus froid. Je ne suis pas amoureux de moi-même, il y a des limites à ce que je peux tolérer. Oui, je m’observe froidement. Je pense que ma grand-mère qui, elle, tombait évanouie en bonne hystérique, plus ou moins à la demande, elle m’a vacciné à vie contre les débordements affectifs. J’ai une vie affective, bien entendu, et j’essaie d’en contrôler non pas l’existence mais les manifestations. »

Votre grand-mère qui est représentée dans votre livre comme un personnage, disons, antipathique, a donc joué finalement dans votre vie un rôle plutôt positif …

« Elle a joué un rôle positif, je pense qu’elle m’adorait vraiment, contrairement à ces fils avec qui elle avait des relations très ambivalentes, elle jouait avec moi et elle passait un temps fou à jouer avec moi et je pouvais faire plus ou moins tout ce que je voulais. Elle était profondément aimante. C’était moi le chef, en tout cas j’avais l’illusion de l’être. Je dis et je conclus à propos de cette femme, dont je décris effectivement l’hystérie et les problèmes caractériels, qu’elle est morte d’un cancer extrêmement douloureux et qui a duré longtemps. Avant, elle était hypochondriaque, et ça s’est arrêté du jour au lendemain. A partir du moment où elle avait un vrai diagnostique, elle s’est comportée, je crois que ça a duré encore cinq ou six ans, avec un courage et une retenue exemplaires. Son souci n’était pas elle, elle savait bien qu’elle allait mourir, son souci c’était ce qu’il allait arriver à son mari après. Donc cette soi-disant hystérique, cette emmerdeuse certainement, a fini sa vie de manière exemplaire. On ne peut faire confiance à personne, même pas aux hystériques. »

Un couple de cygnes avec six petits

Vous vous trouvez aujourd’hui à Prague. Avez-vous eu l’occasion de vous promener un peu dans la rue, de rencontrer des gens. Avez-vous remarqué quelque chose de particulier par rapport à Paris ou à Bruxelles?

Photo: Štěpánka Budková
« Oui, je trouve qu’il y a une ambiance qui est tout à fait extraordinaire où il y a une autre histoire culturelle mais on est dans une de ces faces extraordinaires de l’Europe. Je suis frappé par la beauté de la langue, par la beauté sonore de la langue. Je me suis aussi promené dans la ville. J’ai vu sur les bords de la rivière un couple de cygnes qui avait six petits. C’est très rare de voir six petits. J’ai pris des tas de photos. C’est merveilleux. Et ce sont des cygnes pragois, ils sont d’ici (rires). Donc tout ça est fabuleux. J’ai été aussi dans un cadre beaucoup moins comique voir aux synagogues les murs où on a écrit les listes de près de 80 000 noms d’hommes, de femmes et d’enfants exterminés par les nazis. Et j’ai médité sur cette atrocité qui est internationale. C’est l’homme encore une fois qui est en cause dans cette affaire. En fait, à vrai dire, j’étais tellement ému que je ne pouvais pas dormir et je suis retourné me promener dans la ville. »

La Métamorphose

Prague est aussi une ville littéraire. Y-a-t-il des auteurs tchèques ou des auteurs d’Europe centrale qui ont joué un rôle dans votre apprentissage de la littérature ?

« Je m’excuse d’être aussi banal mais ce qui me vient immédiatement parce que je l’ai lu très jeune, c’est La Métamorphose de Kafka évidemment. Je l’ai lu quand j’avais, je crois, treize ans. C’était pour moi vraiment un texte extraordinaire parce qu’il tourne autour de la vie impossible. On voit bien que s’il est cet espèce d’insecte sur le dos, c’est parce qu’il est trop intelligent. Ce n’est pas supportable. C’était pour moi très très grand. Sinon, les contemporains, je ne les lis pas, j’évite de les lire dans toutes les langues depuis que j’écris, pas par snobisme mais par méthode. Je veux protéger la pauvre musique que je fais et qui est une musique mentale. Et donc je ne lis pas mes contemporains. Méthodologiquement. Si je veux me faire vraiment un peu d’héroïne littéraire, je lis surtout Shakespeare en anglais, ou de la philosophie. Je lis plus de philosophie que de littérature. »