La Passion grecque de Bohuslav Martinů, un opéra d’une actualité inquiétante
En 1954, le compositeur Bohuslav Martinů commence à travailler sur un opéra basé sur le roman de Nikos Kazantzakis, Le Christ recrucifié. Ce sera sa dernière œuvre pour la scène lyrique. Il désire donner à cette histoire qui se passe en Anatolie une portée et un caractère universels. L’opéra auquel Bohuslav Martinů sacrifiera ses dernières forces créatrices sera une parabole dont la portée dépassera le cadre religieux. La tragédie lyrique intitulé La Passion grecque sera un appel à la compassion avec ceux qui souffrent, un appel exhortant les hommes à devenir plus humains.
« Modeste jusqu’au tréfonds de son âme »
Bohuslav Martinů envisage tout d’abord d’adapter pour la scène le célèbre roman Alexis Zorba, de Nikos Kazantzakis. C’est l’auteur même de ce best-seller qui lui fait finalement changer d’avis et lui propose une autre œuvre dont il est l’auteur et qu’il juge beaucoup mieux adaptable pour le théâtre. Le compositeur et l’écrivain se rencontrent à Antibes, discutent et sympathisent. Elena Kazantzakis, épouse du romancier, évoquera la première rencontre avec Martinů dans ses Mémoires :« …un homme modeste mais de grand talent, vêtu sans recherche aucune, son imperméable à la main, il se présente devant deux êtres qui n’avaient jamais entendu une seule note de sa musique. Modeste jusqu’au tréfonds de son âme, il ne s’en offusqua pas et garda son cœur couvert. Bohuslav Martinů a fait seul, presque sans l’aide de Nikos, le livret de son opéra… le compositeur soumettait ses idées, l’auteur n’y trouvant rien à changer les acceptait tout de suite. »
Le Christ recrucifié
Nikos Kazantzakis arrive facilement à persuader Martinů que son roman Le Christ recrucifié est un sujet qui se prêterait beaucoup mieux à une mise en musique que Zorba. C’est une histoire située dans un village d’Anatolie habité par des Grecs orthodoxes. Les habitants du bourg représentent tous les sept ans la Passion du Christ et campent les personnages bibliques. Par la force des circonstances, ils commencent par prendre leurs rôles au sérieux et se glissent dans la peau des personnages de l’Evangile à un tel point qu’ils ne s’arrêtent finalement ni devant le sacrifice, ni devant le crime. Bohuslav Martinů a écrit à ce sujet :« A notre époque, l’artiste passe par une étape de confusion des valeurs et cherche l’ordre, le règlement, qui sauvegardent et garantissent les valeurs humaines et artistiques ; c’est le cas du roman de M. Kazantzakis et c’est pourquoi je l’ai choisi comme le texte d’un opéra tragique. »
Le musicologue Guy Erisman donne encore une autre explication de l’engouement de Martinů pour ce roman :
« Martinů ne fut pas fâché de tomber sur ce sujet qui correspondait à son humanisme, et cela malgré son opposition à l’opéra traditionnel. Il comprit immédiatement que la transposition de l’Evangile dans cette nouvelle ‘parabole’ lui permettrait d’échapper au piège du réalisme. Il se retrouve dans son domaine, celui du conte. »
Une histoire de refugiés
C’est au berger Manolios qu’est confié le rôle du Christ dans le jeu de la Passion présenté par les gens du village de Lykovrissi. Peu à peu, le berger cesse de jouer et commence à incarner son personnage, à se substituer au Christ. La suite de l’histoire lui donnera l’occasion d’aller jusqu’au bout de son rôle et de son sacrifice. Le village est envahi par une troupe de paysans misérables chassés par les Turcs de leurs terres et cherchant désespérément un refuge. C’est à ce moment-là que la vie paisible et aisée de la commune tourne au drame et le sujet de l’opéra prend soudain des connotations universelles et aussi très actuelles. Après un premier élan de compassion et de miséricorde pour les réfugiés, les gens se détournent de ces intrus pauvres et incommodes qui meurent de faim et cherchent un terrain pour vivre. Les masques tombent et les villageois montrent leurs vrais visages, les personnages de l’Evangile se confondent avec les personnes réelles. Manolios s’oppose à ceux qui cherchent à chasser les misérables du village et cela provoque une explosion de haine contre lui. Le pope Grigoris l’excommunie de l’Eglise et Panait, homme qui campe le rôle de Judas, le tue. Le sacrifice est consommé et les réfugiés reprennent leur marche désespérée.Un opéra en deux versions
Martinů achève la première version de l’opéra, dont il écrit aussi le livret, après trois ans de travail intense, en juin 1957. Comme le Covent Garden de Londres refuse d’accepter cette œuvre insolite et audacieuse, le compositeur décide de la confier à l’Opéra de Zurich, mais il est obligé de la remanier d’une façon substantielle. Cette deuxième version de La Passion grecque sera terminée en janvier 1959, mais elle ne sera présentée à l’Opéra de Zurych qu’en juin 1961, deux ans après la mort de son auteur. Le musicologue Iša Popelka résumera ainsi cet opéra devenu le testament artistique et humain de Bohuslav Martinů :« Le Christ, allant nu pied dans le monde et frappant en vain aux portes des riches, était pour Bohuslav Martinů non seulement une légende ancienne dans laquelle les innombrables déshérités projetaient leur sort ainsi que leurs espoirs toujours déçus, mais aussi un symbole dépassant largement le cadre du christianisme, une expression de l’éthique plébéienne consciente de la nécessité de compassion et de proximité humaine ainsi que de rapports harmonieux, non égoïstes et empreints de sympathie. »