Les Tchèques à la découverte de Simone Weil, la philosophe maladroite
Mystique, militante, marxiste, Simone Weil est une philosophe qui a consacré sa vie à la recherche de l’authenticité. Agir et non pas juste en parler, tel a été le mot d’ordre de cette penseuse devenue ouvrière. Pour une grande majorité de Tchèques, c'est une personnalité méconnue. En écrivant une pièce portant sur sa vie et son œuvre, Lucie Trmíková a parié sur le caractère intemporel de la pensée de Simone Weil. Et pour le moment, le spectacle se joue dans l’espace intime de Studio Hrdinů à Prague à guichet fermé.
Issue d’une famille aisée, Simone Weil cherche à renier à son origine
Simone Weil est née en 1909 dans une famille aisée d’origine juive installée à Paris. Diplômée du lycée Henri-IV, elle obtient son agrégation de philosophie à l’École normale supérieure. Plus d’une vingtaine de ses écrits paraissent au cours de sa vie ou son édités à titre posthume puisque Simone Weil s’éteint à l’âge de seulement 34 ans.Actrice et scénariste, Lucie Trmíková décrit sa première rencontre avec cette philosophe relativement peu connue des lecteurs tchèques :
« Son livre, des extraits de ses notes traduits en tchèque, m’a été offert par mon mari Jan Nebeský, qui est aussi le metteur en scène de la pièce. Dès les premiers moments, la pensée de Simone Weil m’a paru bouleversante. Cette impression ne m’a pas quitté même si je ne comprenais pas tout à fait ce qu’elle voulait dire. J’ai tout de même senti l’énorme force de son message sans pouvoir entièrement le comprendre. Cela me fascinait. »
Un seul livre de Simone Weil a été publié en tchèque, deux existent en slovaque. Avant de se lancer dans l’écriture du scénario sur une pièce consacrée entièrement à cette philosophe française, Lucie Trmíková a déjà utilisé certaines de ses idées dans des projets antérieurs :
« Dans une pièce sur Mère Teresa, j’ai inclus la phrase de Simone Weil « Chaque être crie en silence pour être lu autrement ». Elle y était chantée en répétition comme un mantra. « Crier en silence » a ensuite donné le nom à la pièce que nous jouons au Studio Hrdinů. Mais avant cela, j’ai encore utilisé ses réflexions sur la douleur dans le spectacle Cabaret Shakespeare. A la fin de sa vie, Shakespeare qui est déjà fatigué et déprimé prononce les mots de Simone Weil sur la douleur dilapidée. La même formule réapparait dans la pièce sur Simone Weil car je suis très touchée par sa manière de traiter la douleur avec laquelle elle a dû vivre pendant toute sa vie. Cela me paraît saisissant et exemplaire. »Ce qui attire surtout la scénariste chez le personnage de Simone Weil, c’est son envie incessante d’agir :
« Même si elle était une philosophe, une penseuse, et que ce qu'elle savait faire de mieux c’était de penser, elle voulait toujours passer à l’action. Pour pouvoir toucher l’impossible, il faut faire le possible, disait-elle. En lisant sa biographie, j’ai été frappée par cette opposition entre le désir d’action et l’incapacité physique de son corps faible et malade. »
L’activité de Simone Weil a notamment été guidée par sa volonté de renier les privilèges dont elle bénéficiait grâce à la richesse de sa famille. Sensible aux conditions de vie des plus démunis, elle rejoint le mouvement ouvrier pendant qu’elle enseigne dans un lycée en province, dans la commune du Puy-en-Velay.
« Pour pouvoir toucher l’impossible, il faut faire le possible »
Dans la biographie consacrée à Simone Weil, l’écrivaine Eulalie Piccard raconte : « décidée à vivre avec cinq francs par jour, comme les chômeurs du Puy, elle sacrifiait tout le reste de ses émoluments de professeur à la Caisse de Solidarité des mineurs ».
Simone Weil a elle-même écrit dans son journal :
« Il y a des milliers d’années, les Egyptiens pensaient qu’une âme ne peut pas être justifiée après la mort si elle ne peut pas dire : « Je n’ai laissé personne souffrir de la faim. » La conscience humaine n’a jamais varié sur ce point. »
Son engagement éclectique en fascine plus d’un. Elle est souvent caractérisée par une liste de qualificatifs : philosophe, mystique, militante, combattante, marxiste, communiste, antistalinienne, ouvrière..
Par rapport à la condition ouvrière elle a notamment écrit :
« Si partout où la technique le permet, les ouvriers étaient dispersés et propriétaires chacun d'une maison, d'un coin de terre et d'une machine ; si on ressuscitait pour les jeunes le Tour de France d'autrefois, au besoin à l'échelle internationale ; si les ouvriers avaient fréquemment l'occasion de faire des stages à l'atelier de montage où les pièces qu'ils fabriquent se combinent avec toutes les autres, ou d'aller aider à former des apprentis ; avec en plus une protection efficace des salaires, le malheur de la condition prolétarienne disparaîtrait. »
Lucie Trmíková, elle aussi, a été saisie par cette identité multiple de Simone Weil :
« Elle était juive, mais elle a cru en Le Christ. Même si son attraction pour le christianisme a été immense, elle n’a jamais adhéré à l’Eglise car elle n’était pas prête à faire des compromis sur certaines choses qui existaient au sein de l’Eglise. Elle préférait rester à la marge, malgré son désir. Je pense qu’elle était extrêmement solitaire. »
« La fonction propre de la religion, c'est d’imprégner de lumière toute la vie profane, publique et privée, sans jamais aucunement la dominer. »
a écrit Simone Weil. Elle a aussi à haut voix critiqué la Russie de Staline à l’époque où d’autres fermaient les yeux devant les atrocités du régime pour ne pas tâcher l'idéal communiste.
La vie de Simone Weil, profonde et grotesque, exposée dans un cabaret
Dans la pièce intitulée « Crier en silence » au Studio Hrdinů, Lucie Trmíková, en plus d'interpréter le rôle principal, est également l’auteure du scénario. Pendant un été, elle s’est penchée sur le personnage de Simone Weil pour construire le spectacle qui lui serait dédié. Elle a finalement opté pour une présentation chronologique de sa vie en quelques chapitres clé. Elle avoue avoir pensé au spectateur tchèque qui ne connaît pas le personnage de Simone Weil :
« J’ai fait pas mal d’efforts pour trouver la structure du scénario. La clé pour moi a été l’idée de la première scène. Le spectacle commence par deux fossoyeurs, embarrassés qui ne savent pas où enterrer Simone Weil. Ils évoquent son caractère inclassable ; est-elle athée ? Ou catholique ? Ou juive ? A-t-elle commis un suicide ? (car il paraît que sa tuberculose aurait pu être guérie à condition d’accepter plus de nourriture, ndlr) Finalement, ils l’enterrent du côté des sans-abris. Puis, un ange vient et invite Simone Weil en voyage dans le temps pendant lequel ils s’arrêtent à certains moments de sa vie. J’ai pensé au spectateur en l’organisant chronologiquement, mais en même temps pour que ça soit un cabaret, je cherchais des scènes fortes de sens et avec un potentiel de grotesque. »
Dans la pièce, les extraits de l’œuvre de Simone Weil sont déclamés par Lucie Trmíková. Le spectateur découvre de manière assez didactique les éléments phares de sa pensée où elle réfléchit sur les idéologies, sur la condition prolétarienne, sur la religion ainsi que sur l’histoire et qui relève surtout de sa recherche de vérité.
Dans un de ses écrits figure également l’idée suivante :
« Le besoin de vérité est plus sacré qu’aucun autre. Il n’en est pourtant jamais fait mention. On a peur de lire quand on s’est une fois rendu compte de la quantité et de l’énormité des faussetés matérielles étalées sans honte, même dans les livres des auteurs les plus réputés. On lit alors comme on boirait l’eau d’un puits douteux. »
Le spectacle prend la forme du cabaret pour alléger le récit de vie dans lequel Lucie Trmíková s’intéresse aux différentes activités de Simone Weil. Quand il s’agit de parler de son travail à l’usine ou de son engagement dans la guerre d’Espagne, elle est présentée comme une personne courageuse et déterminée, mais surtout maladroite et peu habilitée pour ce type d’agitation. Dans cette contradiction, Lucie Trmíková voit un potentiel de grotesque. Pour cela, elle a décidé de représenter les moments de vie de Simone Weil sous la forme du cabaret. Elle ne voulait pas faire cours de philosophie aux spectateurs :
« Même si elle est une philosophe fascinante pour moi, je ne voulais pas faire un spectacle sur ces grandes idées. Cela ne m’amuserait pas et je pense que les spectateurs ciblés seraient aussi relativement peu nombreux. Pour cette raison, j’ai décidé de procéder par contraste. J’ai opposé ses réflexions sur le sens de la vie à une forme allégée de cabaret. Le cabaret me plaît car il permet une grande liberté de création. La superficialité de la forme du cabaret est en contraste avec la profondeur de ses pensées. »
Le spectacle se déroule dans une atmosphère légère. Le collègue de Lucie Trmíková sur scène, Saša Rašilov y contribue par son jeu humoristique. Au fur et à mesure, il revêt des rôles divers : le frère de la philosophe, le directeur d’un lycée, un travesti ou un guerrier. Il est également Gustave Thibon, un fermier et philosophe autodidacte que Simone Weil rencontre quand elle souhaite travailler dans son vignoble. Pour l’avant-dernière scène, il se transforme à nouveau. Cette fois-ci on ne connaît pas son identité mais on comprend à quoi il s'active sa tâche : il couvre lentement de sable Simone Weil, mourante, allongée par terre. La philosophe est morte en Angleterre en 1943 à l’âge de 34 ans. Soudain, le spectacle n’est plus une farce :« Dans son dernier tiers, le spectacle abandonne le grotesque et l’hyperbole, on arrête de rire. La dernière scène est très importante pour moi car elle nous montre Simone Weil sortie un peu de sa solitude grâce à son amitié avec Thibon. Elle disait avoir eu deux relations intimes au cours de sa vie. Mais elle a avoué craindre l’amour. Pour elle, une personne amoureuse devient forcément le juge de l’autre et veut le transformer selon son image. Je pense que pour cette raison, elle s’interdisait l’amour. Pendant la Deuxième Guerre mondiale, elle a vécu une amitié très intime et forte avec ce fermier Thibon. Pour représenter la fin de la vie de Simone Weil, j’ai décidé de la faire lire à haute voix ses lettres adressées justement à ce Thibon. Même si elles sont une fiction, ce sont des lettres destinées à la personne qui a véritablement été la plus proche d’elle. »
Il est dommage que la pièce ne s’arrête pas là avec cette scène émouvante. L’auteure a tenu à clore le cabaret. Ainsi, Simone Weil se relève et prononce les derniers mots à l’adresse de l’ange qui était son guide. Elle dit d’avoir passé toute sa vie à faire ce qu’elle ne savait pas faire et à quoi elle n’était pas destinée. Le spectateur quitte la salle avec l’idée que la philosophe a surtout été une personne maladroite. La force de son message, celui de faire en pratique ce qu’elle a pensé, est ainsi un peu dilué.
Force de constater que cette excursion plaît aux spectateurs qui, dans leur grand majorité, découvrent cette philosophe. Le succès de la pièce qui se joue à guichet fermé au Studio Hrdinů a même surpris son auteure :« J’en suis très contente. Le succès de cette pièce est une très belle surprise pour moi. Je craignais que la méconnaissance de Simone Weil aille de pair avec un manque d’intérêt pour la connaître. Mais il s’avère que ce thème de l’homme qui cherche la vérité à tout prix et qui n’a pas peur de se lancer pleinement physiquement dans les situations résonne très fortement dans l'esprit des gens. »
L’intérêt que portent les spectateurs à cette pièce peut être interprété comme la capacité de Lucie Trmíková à trouver le bon dosage d’humour et de sérieux. D’autre part, le caractère intemporel de la pensée de Simone Weil y joue certainement aussi son rôle. Le tout est accompagné de la musique d’Emil Viklický produite directement pendant la pièce et dont ont été tirés les extraits musicaux utilisés durant cette émission.