Le peintre rom Rudolf Dzurko : maître des débris de verre
Dans le cadre de la seizième édition du festival international de la musique et de la danse rom, Khamoro, le musée Kampa à Prague propose une exposition du peintre rom Rudolf Dzurko. Radio Prague s’est entretenue avec la commissaire d’exposition, Jana Horváthová, directrice et cofondatrice du Musée de la culture rom à Brno, ainsi qu’avec Jean-Gaspard Páleníček, commissaire d’exposition de Rudolf Dzurko qui s’est tenue au centre tchèque de Paris en 2010. L’exposition au musée Kampa se tient jusqu’au 22 juin 2014.
« Rudolf Dzurko est né en 1941 à Pavlovce, à l’est de la Slovaquie dans une famille rom. En 1945, toute sa famille déménage en Bohême du Nord. Elle s’implante dans la région où domine l’industrie du verre. Dès son jeune âge, Rudolf Dzurko travaille comme ouvrier et maçon et se familiarise avec le travail dans les usines du verre. Le verre devient par la suite le matériau utilisé dans ses œuvres. »
Rudolf Dzurko travaille donc comme ouvrier et s’occupe également d’une grande famille : il a eu plusieurs enfants avec trois femmes différentes.. Néanmoins, tous ses mariages se sont terminés par un divorce, même si les enfants de ses ex-épouses restaient souvent vivre avec la famille même après le divorce. Ainsi, Rudolf Dzurko s’est investi à reconstruire des maisons pour accueillir sa famille nombreuse. En dehors de cela, il consacrait son temps à l’activité artistique. Jana Horváthová précise :
« C’est à la fin des années 1960 que Rudolf Dzurko commence à réaliser ses peintures. En même temps, il fait des sculptures en bois et en grès. Il expérimente avec des débris de verre qu’il colle sur des tableaux en verre. Pendant plus de quarante ans, il perfectionne sa technique et invente surtout des cols spéciaux. Ses premières œuvres étaient en partie endommagées parce que les débris se détachaient. Mais vers la fin de sa carrière, il a trouvé une méthode très fiable qui a permis d’attacher les débris de façon durable sur le verre. Il a même obtenu un brevet pour ce col. »La famille de Dzurko déménage plusieurs fois entre la Bohême du Nord et à Prague.
« En 1980, il quitte Skalice en Bohême du Nord où il vivait avec sa grande famille depuis l’enfance. Il y a vécu une période presqueidyllique. Il y avait une maison et un jardin. Rudolf Dzurko appréciait le fait de ne pas habiter en ville. Après son premier divorce, il s’installe à Prague, seulement pour la quitter quelques années plus tard avec sa deuxième femme, une institutrice. En 1984, après son deuxième divorce, il s’installe durablement dans la capitale. »
Depuis les années 1980, les Pragois et les touristes peuvent rencontrer Rudolf Dzurko sur le pont Charles. Jana Horváthová complète :
« Il gagne de l’argent supplémentaire en vendant des petites statues de bois qu’il a fabriquées. Ces figures rappellent parfois des caractères de la mythologie rom mais ce sont aussi des animaux fabuleux qu’il imagine lui-même. Il faut dire que même s’il est une personne qui reste à l’écart de la politique, de par son esprit libre il entre en conflit avec le régime communiste et pendant plusieurs années il est même suivi par la police secrète avec laquelle il refuse de coopérer. La punition est notamment l’interdiction de vendre au pont Charles, activité à laquelle il ne reviendra qu’après la Révolution de velours. »
Plusieurs images exposées au musée Kampa révèlent que Rudolf Dzurko reflétait la situation politique et sociale. Ainsi, une des peintures s’intitule « Le diable (les communistes) a confisqué le violon à un Rom ». Dans sa vie, il était confronté à des pratiques répressives du régime vis-à-vis des Roms, il a vécu en 1959 le recensement des Roms et il a perdu son travail depuis qu’on lui avait inscrit dans sa carte d’identité le statut de « gitan ambulant ». Il côtoyait les dissidents et les peintres, comme les frères Topol. Le dissident Jan Ruml se cachait chez lui quand il craignait une arrestation. Rudolf Dzurko a signé la Charte 77, même s’il fait remarquer dans un documentaire récent de la télévision publique d’avoir demandé à ce que son nom soit effacé pour protéger ses enfants. Cela ne l’a pas empêché de signer, en 1989, le manifeste Několik vět (Quelques phrases) rédigé par les signataires de la Charte 77.En tant que peintre doté d’une technique originale, il était respecté par les artistes pour son œuvre et avait acquis une certaine renommée dès les années 1970. Plus d’une quarantaine d’expositions lui ont été consacrées en République tchèque et à l’étranger.
En 1996, Rudolf Dzurko est lauréat du Prix Revolver Revue attribué tous les ans à une personnalité, qu’elle soit peintre, écrivain ou musicien ; Ivan Jirous, dit Magor, le philosophe Zdeněk Vašíček ou Tony Ducháček, du groupe Garage, ont aussi été récompensés par le passé. C’est à cette occasion que l’a découvert Jean-Gaspard Páleníček, commissaire de son exposition qui s’est tenue au Centre tchèque de Paris il y a quatre ans :« Rudolf Dzurko est un artiste qui m’est très cher. Je le suivais depuis le milieu des années 1990. C’est au moment qu’il a remporté le Prix Revolver Revue que je l’ai remarqué. Une fois arrivé au Centre tchèque de Paris, c’était un des artistes que je voulais absolument exposer et cela s’est fait en mai et juin 2010 en collaboration avec Miroslav Navrátil et la Galerie Litera. Rudolf Dzurko avait déjà été relativement malade et donc il n’a malheureusement pas pu venir lui-même à Paris. Mais c’est, je crois, une exposition parmi les plus réussies que nous avions pu présenter au Centre tchèque avec un choix assez important de ses œuvres : une cinquantaine des années 1980 aux années 2000. »
Quant aux sources d’inspiration de Rudolf Dzurko, lui-même précisait en 2007 au micro de la radio nationale :
« Je n’invente pas mes images. Elles reflètent ma vie et ce que les autres m’ont raconté. Quand j’ai commencé à peindre, je représentais les animaux et les fleurs, mais je me suis dit que c’était une bêtise que je pourrais faire quelque chose de différent. »
Parmi ses sources d’inspiration se trouve donc la vie dans un village rom, le fait d’être rom, l’enfance, la foi et aussi des éléments indiens, qui se rapportent à la patrie d’origine des Roms. Mais Jana Horváthová nuance :
« Les sujets des peintures de Rudolf Dzurko ne sont peut-être pas cruciaux. Ce qui est essentiel, c’est qu’il cherchait à exprimer ses valeurs et les vérités de vie à travers les réalités du quotidien. Fort logiquement, ses peintures et sculptures représentent souvent des femmes qui l’ont accompagné dans la vie, mais elles ne manquent pas non plus d’éléments de fantaisie. Dzurko reflète aussi l’assimilation forcée des Rom après l’année 1948 qui l’a concerné personnellement. Après 1989, les questions du racisme émergent aussi dans son œuvre. Mais il n’était vraiment pas politisé. Il exprimait tout ce qui le touchait émotionnellement. Selon moi, les questions qui se rapportent à vie et à la mort ainsi que la spiritualité sont centrales dans son œuvre. Même s’il n’était pas un intellectuel et qu’il disait ne pas être un artiste, son œuvre était fort de par sa vérité. Il n’y avait pas de masque. »Les visiteurs du musée Kampa peuvent découvrir notamment trois peintures de Dzurko qui s’appellent « Attends que je finisse ma peinture » et représentent l’artiste assis à la table devant sa peinture avec, derrière lui, la Mort en forme de squelette. L’artiste se tourne vers elle dans un geste d’excuse mais de persévérance et demande donc de ne pas l’amener avec elle avant qu’il ne finisse sa peinture.
En 2010, Rudolf Dzurko a peint une famille rom devant une maison en flammes, reflet d’un cas d’attaque des néo-nazis contre une famille rom à Vítkov dans la région d’Opava datant de 2009.
Jean-Gaspard Páleníček revient, lui aussi, sur les thèmes des peintures de Dzurko à travers l’exposition qui lui était consacrée au Centre tchèque de Paris :
« Ce qui est passionnant dans l’œuvre de Dzurko, c’est que malgré sa technique qui est fascinante et qui a un côté assez naïf, c’est une œuvre qui n’est pas naïve du tout. A côté des œuvres où il traite de la vie des Roms, on y trouve des œuvres absolument fascinantes avec toute une série de motifs existentiels. J’ai en mémoire l’œuvre qui était l’œuvre phare de l’exposition « Psaní do letokruhů » que nous avions traduite de façon imparfaite par « Écrire dans les cercles du temps ». Dzurko s’y questionne sur l’idée de transmission et de parenthèse. Nous avions exposé l’œuvre « Qu’en deviendra-t-il de nous quand il est né » qui traite de la naissance d’un enfant ainsi que de l’idée de la continuité. Et puis, il y a toute une série d’œuvres avec des motifs chrétiens, à la fois de l’Ancien et du Nouveau Testament avec bien sûr une superposition entre la figure du Christ et la figure de l’artiste qui est tout à fait intéressante. »Son ami, le sociologue Fedor Gál, remarquait que malgré la présence exclusive des caractères rom dans ses peintures, l’œuvre de Rudolf Dzurko n’était pas un œuvre ethnique, mais une œuvre universelle. Une analyse à laquelle souscrit également Jean-Gaspard Páleníček :
« Dzurko comme tout artiste décrivait ce qui l’entourait. D’où, bien sûr, la présence des motifs rom mais il y a un dépassement qui est universel. C’est avant tout un très grand artiste avant d’être un artiste rom, tchèque ou slovaque. »
Nous l’avons mentionné plusieurs fois, la technique de Rudolf Dzurko était très particulière. Elle consistait à faire des collages sur un tableau en verre en utilisant les débris de verre. Ses œuvres sont ainsi composés des morceaux de verre de taille, de forme et de couleur différentes. Elles sont également en relief. Nous nous en rendons compte le mieux en regardant l’autoportrait de Rudolf Dzurko, où son nez dépasse le cadre de l’image de quelques centimètres s’apparentant ainsi à un nez de taille humaine. Les mosaïques de Dzurko ont surtout l’air extrêmement fragile, ce qui est dû non seulement à la toute petite taille des débris du verre. Cette impression est renforcée dans ses œuvres plus anciennes où le visiteur peut apercevoir de petits espaces de débris décollés. Toujours en 2007 au micro de la radio nationale, le peintre lui-même en disait plus sur sa façon de se procurer du matériel :« Je connaissais un directeur d’une usine du verre à Lučany qui était excellent. Il me laissait prendre les morceaux de verre et de la poudre. Quand je suis venu pour la première fois avec un ami qui était peintre lui-aussi, la communication était assez froide, mais ensuite je venais régulièrement, je lui ai même apporté un livre où étaient représentées mes œuvres. Il m’a à chaque fois laissé prendre de quoi j’avais besoin. J’ai dû bien évidemment tout payer, même s’il s’agit des déchets qui étaient gratuits pendant le régime communiste. »
Gros fumeur, exerçant des emplois durs et depuis plusieurs années à la retraite, Rudolf Dzurko est décédé en juin 2013 après une longue maladie, âgé de presque 72 ans. Jana Horváthová se souvient de ses rencontres avec Rudolf Dzurko :
« Je connaissais personnellement Rudolf Dzurko. Nous nous sommes rencontrés plusieurs fois notamment pour négocier l’achat de ses œuvres pour les collections du Musée de la culture rom à Brno. Il me fascinait par son art mais aussi en tant que personnage. Il avait un caractère particulier, comme c’est souvent le cas chez les artistes. Je l’aimais beaucoup, mais avant tout, je m’incline devant l’œuvre qu’il a créée. »Pour conclure, revenons au musée Kampa à Prague où l’exposition a débuté le 27 mai. Jana Horváthová décrit ce que les visiteurs peuvent découvrir à cette manifestation qui s’intitule « Století pohrom – století zázraků » (« Siècle des catastrophes – siècle des miracles ») :
« L’exposition au musée Kampa est composée de plusieurs extraits de l’œuvre de Rudolf Dzurko, dans ce sens, ce n’est pas une rétrospective. Nous y retrouvons ses mosaïques en verre, puis deux sculptures en grès et quelques sculptures en bois. En tout, il y a près d’une cinquantaine d’œuvres dont une trentaine provient de nos collections du Musée de la culture rom. Les vingt peintures restantes proviennent des collections privées. Il faut particulièrement remercier les collectionneurs privés et les amis de Rudolf Dzurko qui ont prêté ses œuvres à l’exposition car ce sont des œuvres très fragiles. »
Après le 22 juin, l’exposition organisée en coopération avec l’association Slovo 21 se déplace à Brno au Musée de la culture rom où elle sera inaugurée au mois d’octobre et se tiendra jusqu’au 22 février 2015.