Ivan Kraus et sa drôle de famille
« La première réunion de famille eut lieu dix ans après notre dispersion à travers le monde. Nous étions dix présents à ce rendez-vous. » C’est ainsi que s’ouvre le livre dans lequel l’écrivain Ivan Kraus (1939) jette un regard amusé et légèrement ironique sur l’histoire mouvementée de sa famille, profondément marquée par les aléas de l’Histoire du XXe siècle. Le livre intitulé Rodinný sjezd – Réunions de famille traduit en français par Milena Braud, est sorti aux éditions Garamond.
« Chacun aime retourner un jour sur son lieu de naissance. A cette occasion, on prend une photo qu’on range ensuite dans l’album de famille. Il s’agit généralement d’une image de la maison natale, de la place du village, de l’école communale, ou bien de l’étang où l’on allait se baigner. Dans l’album de mes parents, je ne trouve rien de tel, »
constate Ivan Kraus dans son livre qui peut être considéré aussi comme une espèce d’album de famille. Mais ce n’est pas un album comme les autres parce que ce n’est pas une famille comme les autres.
Retour de l’enfer
Ivan Kraus n’est âgé que d’un an quand son père Ota est arrêté par la Gestapo. Le père passera cinq ans dans des camps de concentration et d’extermination et ne reverra son fils qu’après la libération en 1945. Le fils éprouve une certaine gêne lorsqu’il rencontre finalement ce père inconnu :
« Un jour il est revenu à la maison habillé d’un uniforme américain. Il a embrassé ma mère et je le craignais un peu, je dois dire. Il a été sans doute d’abord un peu déçu. Avant, je voyais mon père comme un personnage de conte de fée. Mon papa se trouvait au-delà des sept montagnes et des sept vallées, il était pour moi un personnage féerique. Je n’étais pas du tout préparé. Par la suite, je m’y suis habitué et nos rapports ont évolué… »
C’est ce père miraculé ayant réussi à survivre, à surmonter les atrocités des camps d’extermination qui est le personnage principal du livre Réunions de famille. Le livre est plein de ses souvenirs qui risquent d’être insoutenables mais qui ne sont pourtant pas accablants parce qu’ils sont allégés d’un rire libérateur. Le sens de l’humour spécifique et héréditaire est l’aspect caractéristique de cette chronique familiale et se révèle une arme puissante qui permet à celui qui la possède d’affronter les pires épreuves du destin. L’auteur évoque ainsi les soirées d’après-guerre, lorsque d’anciens déportés se rencontraient chez son père et lorsque tout l’appartement retentissait de leurs rires :
« Agé de six ans à l’époque, je m’imaginais qu’un camp de concentration était l’endroit le plus gai du monde, où l’on pouvait rigoler autant qu’au cinéma avec Charlot. »
Les aspects risibles de la nouvelle dictature
Hélas, la période de relative liberté après la Seconde Guerre mondiale n’est que de courte durée et la dictature nazie est bientôt remplacée par la dictature communiste. La famille Kraus qui a su résister à l’occupant allemand, apprend à résister au nouveau régime totalitaire. Après la guerre, le petit Ivan voit naître encore quatre frères et sœurs et devient le cadet d’une famille nombreuse. Et l’auteur amuse son lecteur par les démêlés de sa famille avec le nouveau régime, par les aventures de son père qui révèlent les aspects risibles de la bureaucratie omniprésente et par les astuces inventées par sa mère pour embobiner la censure vigilante. Finalement, quatre enfants de cette famille récalcitrante, dont Ivan Kraus, choisissent l’exil parce qu’ils ne peuvent pas vivre dans un pays muselé. Ivan Kraus ne regrettera jamais cette décision :
« Cela avait un grand avantage. C’était notre décision, pour diverses raisons nous ne pouvions pas retourner au pays comme nous l’avions prévu. Nous ne dépendions que de nous-mêmes et probablement, c’était la meilleure chose qui pouvait nous arriver. Il fallait se dire : ‘Alors, vas-y ! Tu dépends maintenant de ce qui t’arrivera ou ne t’arrivera pas, de ce qui sera ou ne sera pas. »
Un exil fructueux
Ivan Kraus part avec sa femme Naděžda en 1968 après l’invasion soviétique en Tchécoslovaquie et se lance dans une existence cosmopolite. Il vit successivement en Suisse, en Italie, en France, aux Bahamas, en Grande-Bretagne et en Allemagne. Il crée avec sa femme une petite troupe de théâtre de marionnettes qui se produit avec succès dans des music-halls de plusieurs pays et même à l’Olympia à Paris. En même temps, il écrit des scénarios et réalise des sketchs pour la télévision de Baden-Baden et ces textes commencent à paraître dans des journaux et des revues. Les souvenirs de cette vie nomade ne manqueront pas dans ses livres. Malgré la distance, il entretient des rapports avec ses frères et sœurs en Amérique et en Europe. Et malgré le rideau de fer, il cherche à ne pas perdre non plus le contact avec ses parents à Prague ce qui n’est pas toujours facile :
« Noël, c’était un mauvais moment à passer. (…) Il fallait téléphoner à la maison et je sentais combien maman était triste. Je repoussais ce coup de téléphone toujours à plus tard parce que je craignais cette tristesse de maman. Je me suis interdit d’espérer de retourner un jour à la maison, mais je me disais quand même : ‘Un jour les parents s’en iront et tu ne seras pas là.’ Et puis aussi ma sœur est partie et nous étions quatre exilés. Il ne restait que mon frère Jan qui montait la garde auprès de nos parents. »
Réunions de famille
Par petites touches, par de petits épisodes et sans respecter l’ordre chronologique des événements, l’auteur brosse donc dans son livre le portrait de sa grande famille disséminée dans le monde. Avec ses oncles, ses tantes, ses cousins et ses cousines, sa famille devient une espèce de diaspora qui essaime sur plusieurs continents et dont les membres se donnent parfois rendez-vous pour mieux se connaître et raffermir les liens de parenté. Ivan Kraus donne dans son livre une image haute en couleur de ces rassemblements :
« Dans nos réunions de famille, on parlait tchèque mais souvent aussi l’anglais, l’espagnol ou l’allemand. Quelqu’un était constamment en train de traduire pour faire l’agent de liaison avec nos parents par alliance, de sorte que ces réunions ressemblaient à une petite conférence internationale. La première, celle que ma mère considère comme la plus belle, avait rassemblé des délégués de quatre pays. Constatant avec plaisir que tout cela fonctionnait à merveille, mon père déclara, que contrairement à l’ONU, nous n’avions nul besoin de bureaux ni de secrétaires, et que cette organisation devrait prendre exemple sur nous car cela revenait bien moins cher. »
Ecrivain de la période post-totalitaire
Après la chute du régime communiste en Tchécoslovaquie en 1989, Ivan revient souvent dans son pays pour s’y réinstaller définitivement dès 2006. Ses contes et ses nouvelles commencent à paraître dans des maisons d’éditions tchèques et son humour ironique mais bienveillant lui attire de nombreux lecteurs. On lui trouve une parenté littéraire avec Jaroslav Hašek, Karel Poláček et même avec Jerome K. Jerome ou Stephen Leacock mais il ne se considère pas, modestement, comme un écrivain mais plutôt comme un scribe, un plumitif. Il est heureux surtout de pouvoir écrire dans sa langue maternelle qu’il considère comme un trésor à cultiver. Parvenu à un âge vénérable, il ne perd pas son humour, continue à écrire et se pose aussi des questions essentielles :
« A quatre-vingts ans, vous parvenez à un stade où vous vous trouvez devant un miroir et vous vous demandez : ‘Qu’est-ce qu’il y a de plus important dans la vie ?’ Et si vous êtes encore un peu en forme, vous vous répondez : ‘Rester toujours vous-même. » Et c’est la tâche la plus difficile de la vie pour plusieurs raisons et aussi parce qu’elle doit être accomplie dans la solitude. Ne pas se laisser aller au-delà de certaines limites. C’est un peu compliqué et je ne vais pas m’y attarder mais il faut savoir si vous n’avez pas laissé les autres sabrer votre vie. »