« La situation actuelle doit nous forcer à nous unir et à défendre nos intérêts »
Lors du confinement au printemps dernier, on a beaucoup parlé en Tchéquie de ces musiciens classiques qui, privés de concerts, étaient allés pointer au chômage pour se retrouver aux caisses de supermarchés. Au-delà de la triste anecdote, révélatrice de la situation de précarité dans laquelle se sont retrouvés de nombreux musiciens, et artistes en général, quelle est la situation actuelle alors que la pandémie n’est de loin pas finie ? Le basculement dans le monde virtuel permet-il de compenser le manque à gagner ou juste de ne pas se faire oublier du public ? Le gouvernement tchèque soutient-il assez les artistes indépendants dans le pays ? De tout cela, et d’autres sujets encore, nous avons parlé avec la musicienne Lenka Morávková, à l’occasion de la sortie de son dernier single Falling Down, fruit de son travail dans le cadre du projet électro My Name Is Ann.
Lenka Morávková, bonjour. Nous nous étions rencontrées durant l’été 2018 pour parler de votre projet musical Bohemian Cristal Instrument, une sculpture sonore très particulière sur laquelle vous jouez, qui s’inspire des instruments expérimentaux des frères Baschet des années 1950 et couplée à l’art de la verrerie de votre région d’origine en Bohême du nord. Aujourd’hui, nous nous retrouvons pour évoquer un autre projet musical plus ancien que vous réactivez actuellement, My Name Is Ann, mais aussi de la situation de la culture, de la musique en ces temps de pandémie. La crise du Covid-19 a frappé de plein fouet le monde de la culture. On pense souvent à cet égard aux grandes institutions culturelles, peut-être moins aux artistes indépendants. Comment avez-vous vécu les premières semaines du confinement au printemps dernier ?
« Evidemment, ça a été une grande surprise pour moi au printemps dernier. J’ai décidé de quitter Prague et de retourner dans ma ville d’origine où j’ai loué un appartement. Je voulais pouvoir continuer à me consacrer à la musique et à Prague, c’était difficile de trouver un studio. J’ai fait mes bagages et je suis partie. Au printemps, je me suis retrouvée dans cette petite ville de province où je n’avais pas vécu depuis mes 18 ans. J’ai simplement continué à travailler comme d’habitude douze heures par jour : faire de la musique, du management… mais évidemment sans contrepartie financière puisqu’il n’y avait plus de concerts. Donc j’ai travaillé, mais gratuitement. »
Vous êtes une artiste qui en temps normal voyage beaucoup pour donner des concerts un peu partout dans le monde. Est-ce que le passage au monde virtuel vous a aidé, ou est-ce seulement un ersatz ?
« Cela ne m’a pas du tout aidée. Les concerts virtuels en streaming, au final, n’apportent pas autant que ce qu’on l'imaginait au tout début. J’ai fait quelques concerts en streaming, dont un au printemps dernier, en collaboration avec un club pragois. Finalement, pour moi, ça a plus été une perte financière. Vous ne recevez qu’un pourcentage, c’est comme si vous jouiez un concert juste avec le prix des billets d’entrée. Quand vous faites un concert comme ça, vous vous mettez au moins d’accord avec le programmateur qui fait une super promo, et alors vous savez que les gens viendront en nombre. Mais dans le cas du streaming, c’est l’incertitude totale : le programmateur ne se démène pas trop, pour un public totalement restreint. De manière générale en Tchéquie, le public n’est pas du tout habitué à soutenir ses artistes, et dans le cas des concerts virtuels, on le ressent vraiment. »
Le gouvernement a accordé des aides aux autoentrepreneurs, mais comment cela se passe-t-il pour des artistes indépendants ? Y a-t-il un moyen de toucher des aides, ou est-ce totalement impossible ?
« Au printemps, j’ai fait une demande d’aide à l’organisme qui gère les autoentrepreneurs et j’ai heureusement reçu une aide. Là, je viens de demander une aide de 60 000 couronnes et il semblerait que j’y ai droit. Mais ce n’est vraiment pas grand-chose quand on pense à tout ce que j’ai perdu au cours huit derniers mois. Pas tant pour vivre au quotidien, mais aussi pour développer mes projets. Je voulais faire un nouveau clip avec Bohemian Cristal Instrument qui devait être payé grâce aux concerts… qui n’ont pas eu lieu ! »
Il n'existe pas en Tchéquie le statut d'« intermittent du spectacle » comme en France, qui est un système unique en son genre. Un tel statut serait-il selon vous appréciable en Tchéquie et pourrait-il aider les artistes en cas de situation exceptionnelle comme la pandémie ?
« Je pense que c’est un des gros problèmes en Tchéquie : il n’existe pas d’institutions qui fasse du lobbying en faveur de la scène musicale. A l’automne, quand les frontières étaient encore relativement ouvertes, j’étais en Autriche pour le festival Waves Vienna, où ce thème était évidemment au cœur des discussions. J’ai parlé avec beaucoup d’artistes autrichiens qui ont une belle aide financière du gouvernement : pour eux, cela voulait dire qu’à la place de concerts et de tournées, ils étaient à la maison, avec le même type de revenus, en ayant la possibilité de faire des choses depuis chez eux. C’est la même chose en Allemagne. Nous, les Tchèques, nous sommes un peu passés pour les parents pauvres de la région… La situation actuelle devrait nous forcer à nous unir et à créer des associations qui soutiennent nos intérêts. L’une des associations, c’est Music Managers’ Forum, dont je fais partie, qui communique directement avec le gouvernement et qui essaye de faire en sorte qu’il y ait une forme d’aide. Cela dit, quand on pense que depuis des années, il existe ici un Fonds pour la cinématographie qui, tous les ans, reçoit une grosse partie du budget de la Culture, on se dit que c’est exactement ce qu’il manque pour la scène musicale. »
Durant l'été vous avez participé à un grand rassemblement de protestation d’artistes au centre de Prague. Quelles étaient vos revendications ?
« Un des principaux problèmes que nous avons voulu mettre en lumière, c’était l’absence de plan : quand est-ce qu’on pourra recommencer à fonctionner normalement ? Dans quelles conditions ? Vous ne pouvez pas vous préparer si vous n’avez pas de plan. Nous ne savions pas si nous pouvions commencer à caler des concerts à l’automne, dans quelles conditions, si nous devions annuler nos dates… Ce chaos, c'est quand même incroyable. Personnellement, j’y suis allée, parce que je pense que le problème est largement sous-estimé, que le grand public ne s’en rend même pas compte et que nous, les artistes, nous ne faisons pas assez entendre notre voix ! Notre situation est vraiment tragique. Je me demande comment d’autres personnes réagiraient si elles se retrouvaient sans revenus pendant huit mois… Il y a toujours quelqu’un pour vous dire : trouve-toi un petit boulot en attendant ! Je leur réponds en général : si vous vous occupiez pendant six ans de votre enfant et que soudain, vous n’aviez plus d’argent pour vous en occuper à cause du Covid-19, est-ce que vous l’abandonneriez dans un foyer pour six mois avant de le récupérer ? »
Je le disais en guise d’introduction : nous nous étions rencontrées il y a quelques années pour parler de votre projet musical Bohemian Cristal Instrument. Vous avez récemment repris un autre projet musical, plus électro, My Name Is Ann. Rappelez-nous en quelques mots de quoi il s’agit…
« C’est avec ce projet, My Name Is Ann, que j’ai vraiment commencé à faire de la musique. J’ai sorti mon premier album, Reciclatge, en 2007, puis en 2010, The World Is My Oyster, en 2014, l’EP Shelter, puis un album de remix. Ensuite, je me suis quasi exclusivement consacrée à Bohemian Cristal Instrument parce que j’étais en Amérique, j’avais un visa lié à mon travail et j’ai dû choisir à quel projet j’allais me consacrer et qui marcherait là-bas. Du coup, là, j’étais très contente de me lancer à nouveau dans My Name Is Ann. L’énergie sauvage de l’électro me manquait beaucoup ! J’ai réalisé que j’avais vraiment besoin des deux projets pour me sentir équilibrée au niveau mental et créatif. Le nouveau single, Falling Down, je l’ai commencé il y a quatre ans et j’avais des remords de ne pas l’avoir terminé. C’était quelque chose de très intime et lié à une relation amoureuse vécue à Los Angeles. Je suis vraiment contente de l’avoir terminé et d’avoir pu même faire un clip vidéo, que j’ai entièrement produit, pour lequel j’ai trouvé le lieu de tournage… »
Justement, j’aimerais parler du lieu qui est très important. Tout comme pour Bohemian Cristal Instrument, votre sculpture sonore créée grâce à la tradition de la verrerie de votre région d’origine, le Paradis tchèque, votre clip est également tourné dans ces environs naturels du nord de la Bohême. En quoi cette région est-elle importante et inspirante pour vous, en-dehors du fait qu’elle a été votre refuge au printemps dernier pendant le confinement ?
« Les deux lieux où nous avons tourné sont à côté de Malá Skála. Il y a les ruines du château de Zbirohy et la ville rocheuse de Kalich. Je passe tous mes week-ends dehors, à faire des kilomètres de randonnée. Je connais vraiment bien tous ces endroits. Pour moi, c’est littéralement au fond du jardin ! En parlant du clip à des amis, on s’est dit que les ruines du château seraient parfaites. J’ai appelé les communes concernées pour savoir si on pouvait tourner sur place, et ça a été possible. Les falaises, les rochers, les ruines, les grottes, ça rend vraiment bien dans le clip ! »
Qui dit single, dit peut-être un prochain album My Name Is Ann ?
« Oui, c’est prévu. Ce single est en quelque sorte annonciateur d’un prochain album que j’aimerais sortir, idéalement, l’an prochain. J’ai déjà le titre d’ailleurs, Radical Valentine. J’ai encore deux singles qui sont prêts et que j’aimerais sortir en 2021, avec je l’espère, des clips vidéo, mais on verra quelle sera la situation financière à ce moment-là ! »
https://www.bohemiancristalinstrument.com/