« Pas confiance en vous, élevé dans un pays socialiste » : de la distillerie Rudolf Jelínek à Paris
Eaux-de-vie et camps de la mort : le nom Jelínek est connu grâce à Rudolf depuis un siècle pour ses alcools de fruits produits en Moravie. André Lenard est l’un des rares membres de la famille à avoir survécu à la Shoah.
Quel est votre lien de parenté avec Rudolf Jelínek ?
André Lenard : « Ma grand-mère était Karla Jelínková, la sœur aînée de Rudolf Jelínek, ce qui fait donc de moi son petit-neveu. Je fais partie aujourd’hui du conseil de surveillance de la société Rudolf Jelínek, qui est l’un des plus grands producteurs d’alcools de fruit en Europe et dans le monde. »
« Karla Jelínková était mariée à M. Lustig, directeur de banque à Bratislava, et ma mère a épousé mon père à Prague en 1939 après avoir divorcé d’un premier mari. »
D’où vient votre patronyme Lenard ?
« C’est un nom que mon père s’est donné à Paris pendant la guerre. Mon père est d’origine juive polonaise, de Lviv, et s’est engagé dans l’armée polonaise en France pendant la Deuxième guerre mondiale. Il a été fait prisonnier pendant la débâcle et s’est évadé puis a vécu sous un faux nom jusqu’à la rafle du Vel d’hiv à Paris en 1942. »
La famille Jelínek a été presqu’entièrement anéantie pendant la Shoah. Vous êtes né à Paris en 1940. Comment vous en êtes-vous sortis avec votre mère ?
« Mon père a été déporté, j’ai vécu ensuite avec ma mère en Normandie. D’après ce que disait ma mère elle a été convoquée par la Gestapo qui la soupçonnait d’être juive en voyant le nom Lustig sur ses papiers. Elle a entendu que l’Allemand qui questionnait s’appelait Vogel. Ma mère a fermement nié être juive et lui a dit qu’il n’avait sûrement pas une goutte de sang juif mais qu’à Prague le nom Vogel était un nom juif… Et comme ça on l’a relâchée. »
Retour en Tchécoslovaquie après-guerre, puis nationalisation de la distillerie après le Coup de Prague
Vous êtes rentré avec elle de France à Prague juste après la guerre, au terme d'un voyage éprouvant…
« Effectivement. Mon père est mort en avril 1945 à Bergen-Belsen à cause du typhus, comme beaucoup de gens à la libération du camp. Ma mère a décidé de retourner en Tchécoslovaquie et on a pris le train en octobre 1945. J’avais 5 ans, on chauffait avec un poêle au milieu du wagon dont les vitres étaient cassées et les rails étaient réparés au fur et à mesure du voyage… On a mis cinq jours pour atteindre Prague, où je suis arrivé avec une belle congestion pulmonaire ! Mon premier arrêt a été dans un hôpital de Prague. »
Une fois guéri, vous allez ensuite à Vizovice, au siège de la distillerie de la famille Jelínek. Avez-vous un souvenir malgré votre très jeune âge ?
« Oui, j’ai appris le tchèque sans efforts comme tous les enfants et suis allé à l’école à Vizovice jusqu’à 1949 et la nationalisation de l’usine. Je me souviens des grandes cuves en bois et de l’odeur des fruits qui fermentaient. Je me souviens aussi du chemin plein de neige pour aller à l’école en hiver. On a été expulsé et ma mère a décidé de retourner à Bratislava où elle avait passé sa jeunesse. »
La nationalisation intervient quelques mois après le coup de Prague et la prise du pouvoir par les communistes en Tchécoslovaquie. Est-ce que vous reveniez quand-même de temps en temps à Vizovice ?
« Je suis revenu quand j’étais un peu plus grand pour camper trois semaines l’été, mais un peu plus loin à Luhačovice, avec des amis dont certains le sont encore aujourd’hui. »
Pendant ces années parlait-on du sort d’une grande partie de la famille dans les camps de la mort nazis ?
« Non, on n'en parlait pas beaucoup. Je savais que mon père était mort mais je n’ai découvert que petit à petit qu’une grande partie de la famille avait disparu pendant l’Holocauste. Je n’ai connu aucun de mes grands-parents. Ils ont été soit abattus dans la rue soit dans les camps. Ma mère a caché tout ça jusqu’à mes 17 ans et mon retour en France. »
Retour en France en 1957
« J’avais la nationalité française mais pas ma mère. Elle a enfin reçu le permis de quitter légalement le pays en décembre 1956. Je suis resté quelques mois pour passer mon bac à Bratislava en slovaque avant de retourner à Paris, parce que mon français n’aurait pas été assez bon pour le passer là-bas. »
Quels souvenirs gardez-vous de ce retour en France ?
« Difficile à dire, je n’étais pas très heureux, j’ai passé un an à l’Alliance française pour réapprendre la langue. J’avais perdu tous mes amis, mon premier amour et je ne connaissais pas grand-monde. J’avais une chambre de bonne 4, rue de la Paix - très bonne adresse mais il faisait froid, l’eau et les toilettes à la turque étaient sur le palier. Ma mère a dû travailler comme gouvernante dans une maison à Neuilly. »
Vous avez une ambition – celle de devenir diplomate…
« Effectivement, à Vizovice quand j’avais 7 ou 8 ans je disais déjà vouloir devenir consul de France à Prague. »
C’est précis !
« Très. J’ai préparé le concours d’Orient. Il fallait avoir deux diplômes de l’Inalco et une licence ou équivalence. Donc j’ai passé un dîplome de tchèque et un de russe et j’ai réussi à rentrer à l’IEP à Paris où j’ai été diplômé avant de présenter le concours. »
L’objectif n’est cependant pas atteint…
« La première fois je ne l’ai pas raté de beaucoup. On me recommande de le repasser mais au moment de me représenter j’ai été convoqué par le directeur du personnel, membre d’une grande dynastie de diplomates français. Il m’a dit : ‘Comment pensez-vous Monsieur, vous qui avez été élevé dans un pays socialiste, que nous puissions avoir confiance en vous ?’. Ainsi, ma carrière diplomatique s’est terminée avant d’avoir commencé. »
Cela a dû être très dur pour le jeune adulte que vous étiez ?
« C’était très dur, surtout parce que c’était mon seul but et que je ne cherchais pas à étendre mes connaissances dans d’autres domaines… Mais c’était les Trente glorieuses et c’était assez facile de trouver du travail. Je suis rentré à la Banque de Paris et des Pays-Bas comme attaché de direction. Je pense qu’on m’a pris surtout pour mes connaissances linguistiques parce que je parlais six langues. »
Dans la banque, surveillé par la StB
« En 1968 j’étais jeune marié à Paris lors de l’écrasement du Printemps de Prague. En allumant la radio j’ai mis un moment avant de comprendre qu’il s’agissait de la soi-disant aide fraternelle du Pacte de Varsovie. »
« Il y avait beaucoup de Tchèques qui ne pouvaient plus rentrer. J’ai vu un couple de jeunes Tchèques qui avaient dessiné un drapeau sur le trottoir avec le jeune homme qui jouait de la guitare et la jeune femme qui chantait. Je leur ai donné un peu de sous et les ai invités à dîner. Des années plus tard à Prague, alors que je travaillais dans la banque, une dame qui servait d’interprète est venue me voir en me disant que c’était elle la jeune fille à l’époque. »
Passiez-vous régulièrement à Prague ?
« Oui je voyageais dans tous les pays de la région et n’avais pas de problèmes avec mon passeport français. J’allais à Prague aussi. »
Pas de problèmes mais suivi de près par la StB je suppose ?
« Oui, ça a commencé un peu plus tard avec la StB. Je me souviens qu’à la sortie d’une réunion de centrale d’achats, deux messieurs m’attendaient et se sont présentés avec leur grade. Le lieutenant-colonel parlait français et était économiquement instruit. Il parlait le français, je ne détenais aucun secret d’Etat et bavardais avec lui. A la fin ça devenait assez désagréable parce qu’ils connaissaient tous mes déplacements et m’appelaient à l’hôtel, jusqu’à ce qu’arrive la révolution de Velours. L’autre gradé est venu me voir en janvier 1990 à l’hôtel. Je lui ai demandé s’il était bien au courant des événements. Il m’a dit ‘Si, si mais je suis venu vous demander si vous n’aviez pas du travail pour moi ?’. Je l’ai envoyé paître gentiment… »
Avez-vous été voir vos dossiers dans les archives de la StB ?
« Non, je n’en ai jamais eu l’idée mais je dois avoir un dossier très épais… »
Vous avez sûrement un dossier dans les archives du KGB également, car vous avez été en poste à Moscou plusieurs années…
« J’ai représenté la Banque de Paris et des Pays-Bas à Moscou de 1970 à 1973, sous Brejnev… Ça a été une expérience intéressante avec le recul. J’évitais de parler politique avec les Russes. De toute façon ils avaient peur de nous et nous, dès qu’on trouvait quelqu’un sympathique on avait peur qu’il soit du KGB. J’ai connu quelques familles russes mais pas tellement. La chape du régime doit être assez similaire actuellement mais à l’époque le régime était détestable. »
Etiez-vous à Paris pendant la révolution de Velours de 1989 ?
« Oui, j’ai suivi ça de près. Je venais de divorcer, j’avais quitté la banque et créé ma société de conseil. Je me suis occupé du financement de l’hôtel Atrium à Prague, aujourd’hui Hilton, et d’un autre à Bratislava. Je faisais la navette entre le sud-ouest de la France et Prague. »
Pas de restitution
Plusieurs médias tchèques vous ont demandé pourquoi vous n’aviez pas demandé la restitution de la société Rudolf Jelínek…
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« Je n’étais pas formé et n’avais pas la tête à ça. Il ne faut pas oublier que d’autres membres de la famille étaient encore en vie. Jiří Jelínek, qui s’est battu pour la marque Rudolf Jelínek, est mort hélas en 1990 – il y avait sa fille, héritière directe, ma mère, mon oncle. Moi j’étais très loin derrière donc je ne l’ai pas fait. Ma cousine au Canada n’était pas intéressée mais je ne le savais pas. Puis ma mère et mon oncle sont morts. »
Vous dites que la non-restitution n’a finalement pas été une mauvaise chose parce que ceux qui ont pris la distillerie en charge après la privatisation par coupons ont fait du bon boulot…
« Un excellent boulot ! Il y a peu d’usines aussi bien tenues et le développement a été fantastique, avec notamment le rachat d’une entreprise en Bulgarie, un investissement au Chili et aujourd’hui on est le plus grand producteur d’alcool de fruits dans le monde. »
Et connu aussi pour la production d’alcool casher…
« Oui, cela vient de la brillante idée de Rudolf lui-même, qui après la prohibition est allé proposer à la communauté juive américaine de l’alcool casher. A l’époque ce genre d’alcool était acheté à la Hongrie, mais c’était à l’époque le maréchal Horthy, pro-hitlérien. Donc ils se sont détournés de la Hongrie et Rudolf Jelínek s’est introduit très vite sur le marché américain. »
Un nouveau passeport tchèque
Vous sentez-vous tchèque aujourd’hui ?
« Oui, je me sens tchèque à tel point que j’ai demandé la nationalité et que je l’ai reçue à mon âge canonique en février dernier ! C’était plutôt symbolique. Et j’aimerais être enterré là où est la famille Jelínek et ma mère, au cimetière de Vizovice. »
La marque Rudolf Jelínek n’est pas vraiment connue en France. En ramenez-vous quelques cartons à chaque passage en France ?
« Quelques bouteilles… J’avoue que je préfère la poire Williams de chez nous – c’est pour les poires qu’on a investi au Chili d’ailleurs – et les gens en France me demandent à la fin du repas si je peux sortir ‘l’alcool de la grand-mère’ ! »