Auguste Rodin à travers les souvenirs du sculpteur tchèque Josef Mařatka
En 1902, Auguste Rodin est invité à Prague pour inaugurer une grande exposition de ses œuvres, et fait une tournée triomphale en pays tchèques et en Moravie. Derrière cette invitation, un jeune Tchèque du nom de Josef Mařatka, voué à devenir lui-même un grand sculpteur dans son pays d’origine. Accueilli dans l’atelier de Rodin au début du XXe siècle, où il a été son élève, Josef Mařatka a consigné les souvenirs de son époque parisienne quelques années plus tard. Une traduction française de ce précieux témoignage est récemment parue sous le titre : « Mes souvenirs du sculpteur Auguste Rodin ». Rencontre avec son traducteur Jean-Gaspard Páleníček à la veille d’une soirée organisée autour de cet ouvrage à l’ambassade de République tchèque en France.
Ce 24 janvier se déroule à l’ambassade de République tchèque à Paris une soirée musicale et littéraire autour des souvenirs du sculpteur tchèque Josef Mařatka sur Auguste Rodin, un texte que vous avez traduit il y a quelques années, Jean-Gaspard Páleníček. Merci d’avoir eu la gentillesse de venir dans nos studios pour parler de cet épisode mémorable des relations franco-tchèques. En quelques mots, peut-on revenir pour nos auditeurs et lecteurs français sur Josef Mařatka : qui est-il ? Tout le monde connaît évidemment Auguste Rodin, Josef Mařatka est peut-être plus méconnu des francophones qui n’évoluent pas dans les cercles franco-tchèques…
« Josef Mařatka est une des grandes figures de la sculpture tchèque du début du XXe siècle et c’est aussi une grande figure des relations tchéco-françaises, culturelles, mais pas seulement. Il s'inscrit dans la lignée de ces artistes tchèques qui séjournent en France, à Paris, dans la seconde moitié du XIXe siècle, dont on connaît évidemment Mucha, mais il y en a eu d’autres comme Václav Brožík, Vojtěch Hynais, Luděk Marold… C’est sans doute le premier sculpteur tchèque à venir séjourner à Paris. Par une série de coïncidences, il arrive à rencontrer Rodin dans son pavillon à l’Alma, au moment de l’Exposition universelle, et à devenir son élève, puis son assistant. Il logera d’ailleurs chez lui à Meudon pendant plusieurs années, avant de retourner en pays tchèques et de devenir l’un des principaux organisateurs de la fameuse exposition Rodin à Prague qui est aussi la première exposition de Rodin à l’étranger. Après la Première Guerre mondiale, il sera l’auteur d’un certain nombre de monuments et de statues sur différents bâtiments importants. »
En 1900, grâce à l’obtention d’une bourse d’études, la bourse Hlávka, le sculpteur Josef Mařatka se rend à Paris avec l’intention de rencontrer Auguste Rodin, alors considéré comme le plus grand sculpteur de son temps, et de devenir son élève...
« Rodin, plus grand sculpteur de son temps, ce n’est pas forcément aussi évident vu de Prague… Josef Mařatka tombe sur une reproduction d’une statue de Rodin dans une revue qu’il feuillette au Café Slavia, il est absolument intrigué, bouleversé par ce côté très brut, très expressif, mais cela va contre l’enseignement assez classique délivré à l’époque en pays tchèques. Et peut-être que sa proximité avec Rodin aura pu un peu lui nuire à son retour en pays tchèques où il sera vu comme quelqu’un d’un peu trop avant-gardiste et pas assez dans le rang. »
Un jeune sculpteur tchèque accueilli par le « maître »
Josef Mařatka a 26 ans à l’époque, il est tout jeune. Comment rentre-t-il en contact avec le maître et comment se passe leur rencontre ? Il me semble que la première entrevue n’est pas un franc succès, même si finalement Mařatka est convié à rendre visite à Rodin à Meudon…
« Josef Mařatka se rend plusieurs fois au pavillon Rodin à l’Alma. C’est un peintre tchèque vivant à Paris, Dědina, qui l’y accompagne un jour, repère Rodin et le lui présente. Mais Rodin lui dit, ce que Dědina lui avait également fait remarquer auparavant, qu’il ne prend plus d’étudiants depuis bien longtemps. Non loin de là se trouve l’écrivain Pierre Maël, qui est en réalité un des deux auteurs écrivant sous le pseudonyme Charles Causse, et qui est intrigué par ces deux Tchèques, alors qu’il a lui-même beaucoup de sympathie pour Brožík. Il intercède, et Rodin, dans un moment de faiblesse, ou par amitié, lui dit de lui rendre visite et d’apporter des photos de ce qu’il fait. Les souvenirs de Mařatka ont un côté très drôles. Il faut savoir aussi qu’ils ont été dictés, il y a donc un côté très vivant, un aspect oral dans la façon dont il relate les choses, et c’est très touchant. On a l’impression qu’au début, dans cet atelier de Rodin, il est là pour faire des mains afin de prouver qu’il est capable de sculpter et qu’il ne sait pas trop où cela va le mener. De fil en aiguille, il va obtenir les sympathies du maître. »
Il faut rappeler qu’au tout début de son séjour Josef Mařatka ne parle pas français. Il y a d’ailleurs des scènes cocasses auxquelles nombre de Tchèques pourraient s’identifier jusqu’à nos jours où les autres élèves de Rodin à l’atelier font montre de curiosité vis-à-vis de ce jeune Tchèque, mais ne savent situer ni la Bohême ni Prague et pensent qu’il est russe. Quand il parle de l’Autriche-Hongrie, ils ne comprennent plus rien du tout et pensent qu'il est autrichien. On voit ainsi que la francophilie et la bonne connaissance de la France, l’attrait pour ce pays, déjà bien présents chez les Tchèques n’a pas d’équivalence dans l’autre sens…
« Cette francophilie tchèque est politique, c’est pour se démarquer de l’élément germanique, germanophone. En même temps, elle a ses limites. Il y a des passages très drôles où l’on voit Mařatka – et ce sont des choses que doivent encore rencontrer les Tchèques aujourd’hui quand ils se rendent en France – peiner à se coucher dans un lit à la française, à savoir quel élément utiliser et comment, avoir froid, avant de se faire expliquer les choses. C’est drôle de le voir prendre ses marques petit à petit, aller à la soupe populaire, déambuler dans Paris, comme c’est souvent le cas des étudiants pauvres. Il a une bourse, mais elle n’est pas énorme. Il ne parle pas bien, voire presque pas français au début. Mais il arrive à se faire comprendre. Il a un côté très débrouillard. Il évoque une scène assez drôle : du fait d’être tchécophone, germanophone, Rodin considère qu’il est doué pour les langues et lui demande de servir d’interprète auprès de Japonais pour des négociations d’achat. Or, évidemment, Mařatka ne parle pas du tout japonais. Mais on voit son côté débrouillard, bon enfant. C’est touchant. Mařatka décrit ses collègues de l’atelier, les visites assez nombreuses auprès du maître, presque comme des divinités grecques. On sent une grande fierté et une grande modestie d’avoir été à la même table qu’eux. »
En effet, ses souvenirs sont très vivaces, truffés d’anecdotes ou de petites scènes comme celle que vous venez de décrire. C’est un témoignage unique de l’atmosphère de la Belle-Epoque, de l’atelier de Rodin et de sa personnalité, alors qu’en 1900 il est âgé de 60 ans et est au faîte de sa gloire. Quelle genre de personne et d’artiste nous donne à voir Mařatka ?
« Ces souvenirs sont plusieurs textes dont certains ont été écrits ou dictés à partir de 1919, d’autres l’ont été autour de 1930. Il y a pas mal d’années entre la narration et le vécu. L’édition de ces souvenirs au Musée Rodin a été faite de façon admirable, entre l’édition grand public et l’édition scientifique. Il y a beaucoup de notes qui recalent ce qui est déformé par le souvenir ou la mémoire défaillante, qui donne plein d’informations passionnantes sur le contexte culturel et historique. Il y a à la fois tout un côté où Mařatka se met en valeur d’avoir côtoyé ce grand artiste. On se demande parfois s’il ne pousse pas un peu le trait, mais il y a un aspect charmant : il le décrit comme quelqu’un d’absolument absorbé par sa création lorsqu’il se met à l’œuvre, complètement irascible, qu’il ne faut pas solliciter à ce moment-là au risque qu’il vous plante son ciseau dans le cœur. Et d’un autre côté, on voit Rodin comme quelqu’un d’absolument généreux avec un très grand cœur. Josef Mařatka, sans même avoir à le dire, en est la preuve car c’est en apprenant qu’il était sans le sou que Rodin l’invite à vivre chez lui. Ce qui n’est pas rien… »
Auguste Rodin en tournée en Bohême et Moravie
C’est grâce à Josef Mařatka qu’a pu être organisée en 1902 à Prague, une grande exposition des œuvres de Rodin que le sculpteur français a même accompagnée en personne. A Prague, il est accueilli triomphalement : c’est quasi inconcevable aujourd’hui, à part pour des stars de rock ! Dans quelle mesure cette exposition est-elle un moment marquant pour la scène artistique tchèque de l’époque ?
« Oui et non. On l’a déjà mentionné un peu : c’est évidemment un grand moment artistique pour les cercles d’artistes symbolistes autour de la revue Volné směry, autour du groupe Mánes, un grand moment qui est préparé dans les pages de la revue etc. Mais c’est aussi un événement politique avec une collaboration entre les artistes et la mairie de Prague. Ce côté politique est très assumé avec une délégation officielle de représentants de la mairie qui se rendent à Paris pour donner une invitation très formelle à Rodin. C’est cela qui fait que cet événement a cette dimension avec des foules de gens qui longent les rues de Prague pour saluer Rodin. Il y a aussi son périple en Moravie, un peu fatigant et fastidieux, mais très touchant. Finalement, à quel point l’approche artistique de Rodin est comprise par le grand public et par ce qui est le contexte de l’art tchèque plus général, reste un point d’interrogation. Avant Paris, Josef Mařatka est l’élève de Myslbek… »
Josef Václav Myslbek, l’auteur de la grande statue équestre de Saint Venceslas, place Venceslas à Prague, et qui est de facture somme toute assez classique…
« Oui, sachant que Myslbek lui-même cherchait à s’ouvrir à autre chose et de moins formel. Lui aussi est francophile d’ailleurs. Après son retour en Tchécoslovaquie après la Première Guerre mondiale, à part quelques statues d’ordre plus personnel, notamment le buste de Dvořák que Mařatka mettra plusieurs années à réaliser après sa mort et où on trouve des traces de l’enseignement de Rodin, Mařatka va progressivement se recentrer soit vers une sculpture plus massive, plus proche de Bourdelle, et surtout qui va renouer avec quelque chose de plus classique. On retrouve cela dans son monument aux légionnaires. Cela illustre bien cet aspect à double tranchant de la relation avec Rodin. »
Sait-on ce que Rodin a retiré de ce séjour en Bohême et de cette relation ?
« La relation est évidemment attestée. Il y a dans les collections du Musée Rodin des œuvres de Josef Mařatka dont certaines sont exposées depuis l’été 2023 et à voir encore jusqu’au 12 février 2024. Il y a des traces, des lettres de Mařatka à Rodin et des photographies. Mais il me semble qu’il y a assez peu de traces de Rodin sur cette relation si ce n’est ses actes : le fait qu’il l’ait accueilli chez lui et qu’il ait accepté de se rendre à Prague. »
Ce livre a été « baptisé » en décembre dernier au Musée Rodin à Paris, une soirée à laquelle vous avez participé et qui était accompagnée de musique, par la présence de son petit-fils le compositeur et musicien franco-tchèque Kryštof Mařatka. Comment ce livre a-t-il été accueilli en France ?
« Le livre vient de sortir, c’est tout frais. Je ne connais pas les échos depuis. Mais je peux relater l’ambiance de cette soirée. Kryštof Mařatka a été très important dans la réalisation de ce livre et c’est un de ceux, avec Véronique Matiussi qui dirige cette collection formidable, qui ont porté ce projet à bout de bras. La soirée avait un côté extrêmement touchant et vivant. Toute la famille Mařatka, l’épouse de Kryštof, Karine Lethiec qui est altiste et dirige l’ensemble Calliopée, mais aussi leurs deux fils, clarinettiste et pianiste brillants, qui ont illustré des extraits de souvenirs de Mařatka dans différentes salles du musée en lien avec différentes œuvres de Rodin et de Mařatka. S’il y a une chose qui est parlante par rapport à l’accueil de ces témoignages, c’est le très grand soin apporté à cette édition. Le projet a mis pas mal de temps à voir le jour mais le résultat en vaut la peine. Le livre est magnifiquement illustré. Avoir eu cette vision du fait qu’il s’agit d’un témoignage important, d’un regard qu’il est important d’apporter aux lecteurs français et aux admirateurs de Rodin, se voit dans le soin apporté à cette édition : les textes qui accompagnent celui de Mařatka, l’appareil critique discret mais précis… C’est vraiment un très bel objet et j’en suis très heureux. »