Saturnin, le Livre tchèque du siècle ?

'Saturnin'

Le Prix Magnesia Litera 2018 dans la catégorie Le Livre du siècle d’après le grand public a été attribué à Saturnin, roman publié en 1942 par l’écrivain et journaliste Zdeněk Jirotka (1911-2003). Ce roman écrit par un auteur humoriste pour détendre un peu l’atmosphère angoissante qui pesait sur son pays occupé par les nazis, ne lasse pas les lecteurs même plus de soixante-dix ans après sa création. Quelles sont les raisons de la popularité intemporelle de ce livre et quel est le secret de son auteur ?

Zdeněk Jirotka, homme de plusieurs métiers

Zdeněk Jirotka,  photo: Archives de ČRo
Adolescent, Zdeněk Jirotka est chassé de son collège parce qu’il a terrifié l’aumônier de cet établissement par un mélange de bulles explosives et de poudre à éternuer. Le petit terroriste devient apprenti-maçon, puis il entre à l’Ecole industrielle de la ville de Hradec Králové. Il passe son baccalauréat en 1933 et c’est à ce moment-là que commence à s’imposer la règle qui va régir toute sa vie. « Quand j’ai vraiment appris à faire quelque chose, je suis allé faire autre chose », constate-il. Il devient donc d’abord militaire de profession, puis employé du ministère des Travaux publics mais cette existence ne le satisfait pas vraiment. Il ne trouve sa véritable vocation que relativement tard, au début de la Deuxième Guerre mondiale, grâce à une rencontre qu’il fait pendant des vacances en Moravie :

« C’est là que j’ai fait la connaissance d’un jeune homme très chevelu qui s’appelait Jan Drda. Nous sommes devenus amis et je lui ai raconté diverses histoires de mon service militaire. Et il m’a dit un jour : ‘Pourquoi tu ne l’écris pas ?’ Je n’avais jamais essayé d’écrire jusqu’à ce moment-là et je n’ai pris cette proposition que pour un geste amical montrant que mon ami ne s’ennuyait pas et que je pouvais continuer à raconter. Mais après notre retour à Prague, Jan Drda m’a demandé de nouveau d’écrire quelque chose pour le journal Lidové noviny. Cela m’a fait tourner la tête parce que dans la rédaction du Lidové noviny, il y avait l’élite de la littérature tchèque et écrire pour ce journal exigeait donc un certain culot. Mais j’ai osé quand même, mon premier conte a été reçu et publié et puis j’ai continué à écrire pour les journaux, la radio, etc. »

Journaliste et écrivain humoriste

'Saturnin',  photo: Československý spisovatel
Le conteur d’anecdotes se transforme donc en journaliste et écrivain humoriste. Celui qui ne faisait rire que ses amis, amuse désormais un public beaucoup plus important. Zdeněk Jirotka commence à collaborer avec un journal prestigieux qui réunit quelques-uns des meilleurs journalistes tchèques de l’époque et dont le niveau littéraire est très élevé. Historienne de la littérature, Helena Kupcová évoque la compagnie de ces gens de lettres qui cherchaient à répondre dans leurs œuvres, pendant la sombre période de l’occupation nazie, à l’intérêt énorme du public pour la littérature humoristique :

« Le climat dans le journal Lidové noviny avec lequel Zdeněk Jirotka a collaboré était très anglophile et surtout plein de sympathies pour le roman humoristique anglais. On aimait Chesterton et surtout son roman Le nommé Jeudi : un cauchemar et bien sûr aussi Jerome K. Jerome et son livre Trois hommes dans un bateau. C’était une espèce de lecture obligatoire. Mais nous ne pouvons pas dire que Zdeněk Jirotka s’est uniquement inspiré de la littérature anglaise. Dans son œuvre se manifeste aussi la tradition humoristique tchèque et surtout l’influence des écrivains réunis autour du journal Lidové noviny dont Karel Poláček, Eduard Bass et Jaroslav Žák dont le roman Les potaches et les profs était le livre préféré de Zdeněk Jirotka. »

La naissance de Saturnin

'Saturnin' | Photo: Šulc - Švarc
C’est dans cette compagnie et dans ce climat amical et fructueux que naît le premier roman de Zdeněk Jirotka, son chef d’œuvre, dont la popularité ne se démentira plus. Et comme il fallait s’y attendre chez cet auteur, même les conditions dans lesquelles est né son roman, étaient inaccoutumées et drôles :

« Saturnin a été mon premier livre. Je l’ai écrit au début de la guerre, le soir, et parce que le black-out dans notre appartement n’était pas parfait, j’écrivais la plupart du temps dans la salle de bain. C’est peut-être pour cela qu’on y parle si souvent d’’eau profonde, de rivières et d’inondations. Le livre a été bien aimablement accueilli par le public. Après la guerre, le livre a été traduit en polonais, en serbo-croate et en allemand. »

Un domestique cultivé et astucieux

Saturnin est le domestique d’un jeune employé de bureau pragois qui nous raconte ses aventures. Ce domestique très comme il faut, appliqué, cultivé et astucieux, finit par mettre sens dessus dessous toute la vie de son maître. Il commence par diffuser des rumeurs sur les grandes aventures de son maître en Afrique et c’est sur son impulsion que ce jeune employé plutôt conventionnel quitte son appartement pour s’installer dans un bateau-maison sur la Vltava. Dans la suite du roman, le jeune homme accompagné de son domestique, accepte une invitation à passer les vacances à la campagne dans la villa de son grand-père. Et c’est dans cette maison coupée du monde par une crue que se déroule une suite d’évènements aussi bizarres qu’inattendus et de petits complots qui sont, comme il s’avère, manigancés par Saturnin.

Le film Saturnin,  photo: ČT
Parmi les invités du grand-père il y a outre Saturnin et son maître, le docteur Vlach, un médecin qui aime les sarcasmes, la tante Kateřina, une veuve qui louche sur la fortune du grand-père, Milouš, le fils de Kateřina, un jeunot bon à rien qui se croit homme du monde, et finalement mademoiselle Barbora, une jeune femme sportive qui fait battre le cœur du narrateur de cette histoire. Et les rapports parfois conflictuels entre ces personnages qui ne se savent pas manipulés par Saturnin, provoquent d’innombrables situations farfelues et comiques.

Le triomphe de Saturnin

Le livre est devenu pratiquement tout de suite ce que nous appelons aujourd’hui un best-seller. Son auteur publiera par la suite d’autres romans et contes humoristiques sans jamais surpasser le succès de son premier roman. Il poursuit sa carrière de journaliste et d’écrivain, collabore avec plusieurs journaux, travaille quelques années à la radio, et malgré la malveillance des autorités communistes, il continue à amuser le public par ses histoires. Aimé et admiré, il mourra nonagénaire en 2003.

'Saturnin',  photo: Ivan Kahún / Divadlo na Jezerce
Saturnin sera publié en 24 éditions différentes avec ou sans illustrations. Il est traduit en anglais, en allemand, en espagnol, en italien, en letton et aussi en français. La traduction française du roman, que nous devons à Caroline Vigent et Morgan Carven, est sortie en 2011 aux éditions Karolinum. Le roman sera aussi adapté pour le cinéma, pour la télévision et plusieurs fois pour le théâtre. Petr Vacek, metteur en scène de la dernière adaptation théâtrale du roman, constate :

« Saturnin est un livre excellent, mais il y a aussi beaucoup d’autres excellents livres tchèques. Je me suis demandé récemment si je lui donnerais la priorité parmi les livres tchèques et je pense que non. Je l’élirais comme le meilleur livre humoristique tchèque. Mais si je me retourne sur les livres tchèques qui ont eu un impact profond sur moi, ce sont les romans de Hrabal, de Kundera et de Škvorecký. Ce sont les livres qui m’ont profondément marqué dans mon adolescence. Saturnin est merveilleux, j’aime le lire toujours et je m’amuse toujours, mais il n’est pas seul au monde. »