Thomas Gunzig, écrivain par accident
L’humour noir - tel est le trait caractéristique des livres de Thomas Gunzig qui est actuellement un des écrivains belges les plus lus, les plus aimés et les plus traduits en langues étrangères. Quatre de ses livres ont déjà été traduits en tchèque et l’auteur vient parfois en Tchéquie pour présenter ses œuvres aux lecteurs. Lors de sa récente visite à Prague organisée dans le cadre des Journées de la Francophonie, il a répondu aux questions de la journaliste de la Radio publique tchèque Markéta Kaňková. Elle lui a d’abord demandé comment il est devenu écrivain :
« J’ai écrit mon premier texte par désœuvrement »
« Je pense qu’on devient écrivain presque par accident. C’est vrai que j’ai voulu être cuisinier, d’abord, et puis j’ai voulu faire acteur de cinéma, et puis j’ai voulu faire informaticien et puis ambassadeur. Et puis j’ai voulu faire scientifique. Et je crois que j’ai été fondamentalement mauvais dans tout ça. Et je suis devenu écrivain peut-être par défaut, par hasard. Il se fait que j’ai écrit un premier texte un peu par désœuvrement, je m’ennuyais et j’ai eu en fait la chance de beaucoup lire quand j’étais petit. Et j’ai beaucoup lu quand j’étais petit pour une raison très, très bizarre : on m’avait mis dans une école pour handicapés mentaux. Par erreur. Je n’avais pas beaucoup d’amis dans cette école et je passais les récréations à lire des livres pour m’occuper un peu. Et donc j’ai compris assez jeune qu’il y avait moyen d’éprouver, de vivre les aventures extraordinaire à travers la littérature.C’est pour ça, plus tard, quand je m’ennuyais et quand j’étais ado, j’ai eu envie de l’essayer moi-même. Et de nouveau je pense que j’ai publié mon premier livre par une série de coïncidences sans grand intérêt. Dès le moment où j’ai publié mon premier livre, même si je ne m’en étais pas rendu compte et même si je résistais un peu à cette idée, on a commencé à m’appeler ‘l’écrivain’. Aujourd’hui encore quand on me demande ce que je fais dans la vie, je n’arrive pas à dire ça, je n’arrive pas à dire ‘Je suis écrivain’. Cela me paraît énorme. A la rigueur je dis : ‘Je suis auteur ‘ C’est plus vague. Voilà, je pense que c’est malgré moi que ça m’est tombé dessus. Et maintenant je suis trop vieux pour changer, de toutes façons. »
« La littérature me remplit de plus en plus »
Vous avez déjà écrit beaucoup de romans. La littérature et l’écriture vous remplissent-elles toujours comme au début ? Dans quelle étape vous trouvez-vous maintenant en tant qu’écrivain ?
« Ça, c’est une question très difficile. Je crois que la littérature me remplit de plus en plus. Au début, j’écrivais sans très bien comprendre ce que je faisais, sans vraiment réfléchir à ce que je faisais. J’écrivais dans la pure énergie, la pure joie créative et l’excitation de la création. Et puis je pense que c’est la même chose dans tous les métiers, quand on les pratique pendant longtemps, on finit par se poser les questions sur le sens et la nature de ce qu’on fait. Et c’est vrai, aujourd’hui je pense que je réfléchis plus à la nature profonde de la littérature.
Dans ce monde très fébrile dans lequel on vit, l’importance de la littérature est de plus en plus grande. C’est quelque chose qui a une temporalité propre qui s’inscrit dans la durée. C’est quelque chose qui est l’expression de la liberté véritable, la liberté de création dans un monde où l’on croit être libre et souvent on ne l’est que très peu parce qu’il faut travailler, gagner sa vie, être flexible, parce qu’il faut correspondre à certains critères. Donc c’est un monde où l’on est de moins en moins libre.
Je trouve que la littérature dans sa durée, dans son expression de la liberté joue un rôle de plus en plus important et fondamental. C’est un sillon qui mérite d’être creusé de plus en plus profondément et d’une manière de plus en plus radicale. Si à un moment, quand j’étais jeune et bête, je réfléchissais quelquefois à la capacité que la littérature aurait pu avoir pour me nourrir, à l’aspect commercial de la littérature, maintenant j’envisage la littérature plus dans un aspect plus radical. C’est-à-dire : serait-ce de la création artistique qu’il faut faire dans ce qu’elle a de différent par rapport au cinéma, au théâtre, à la musique, dans ce qu’elle a de singulier et de profondément intime dans sa façon de se connecter avec l’esprit des lecteurs, dans cette façon de marquer et peut-être transformer les gens quand elle réussit son coup ? Enfin, bref, peut-être que je deviens un écrivain plus littéraire qu’avant. »
Les facettes de la civilisation qui posent problèmes
Dans la plupart de vos textes vous parlez de la vie quotidienne qui est souvent perturbée par un tournant inattendu. Qu’est-ce qui vous intéresse dans ce dispositif-là ?
« Ce dispositif dont vous parlez, je l’ai souvent employé dans les nouvelles, dans les histoires courtes. Et c’est vrai que c’est une dramaturgie qui correspond bien à la nouvelle. La normalité, un moment déclencheur, quelque chose se passe, et puis voilà quelque chose de surprenant, d’amusant. Si j’ai employé ce dispositif dans les nouvelles, dans les romans c’est chaque fois quelque chose de très différent. Dans le dernier roman, La vie sauvage, j’avais envie d’écrire une vraie histoire d’amour mais aussi pour montrer comment on peut envisager une histoire d’amour dans notre civilisation qui est tellement étouffante, tellement écrasante, qui a tellement tendance à gommer les individualités.Dans le roman précédant j’avais envie d’explorer l’aspect économique des choses. J’ai fait un roman sur le fond de la grande distribution de modifications génétiques où tout est racheté, tout est privatisé, même la vie après la mort a été rachetée par IKEA et la liberté finalement n’existe plus du tout. Dans le roman d’avant, Kuru, j’ai exploré plutôt les idéologies qui tournent à vide, ces jeunes gens qui vont manifester pour arrêter le mondialisme mais qui ne comprennent pas finalement grand-chose à ce que cela veut dire. Et puis dans le roman d’avant, Mort d’un parfait bilingue, j’explore plutôt la guerre, la violence, etc. Bref, j’essaie toujours de trouver une facette de la civilisation occidentale qui me pose question, qui me pose problème. Mais je n’ai pas envie non plus de faire des romans démonstratifs. J’essaie de faire avant tout des histoires que les gens ont envie de lire. Voilà, c’est peut-être plus ça qu’un processus avec un moment perturbateur dans une normalité. »
La littérature, le cinéma, le théâtre et la bande dessinée
Vous avez dit que vous vous prenez plus pour un auteur que pour un écrivain. Cela veut-il dire que vous écrivez des romans mais aussi pour le théâtre et pour le cinéma ? Y-a-t-il un média qui vous attire le plus ?
« En fait, le média qui m’attire le plus, c’est l’esprit humain. C’est l’excitation que l’esprit humain, le mien ou celui des spectateurs et des lecteurs, peut ressentir quand on lui raconte une bonne histoire. C’est un phénomène formidable qu’on connaît depuis qu’on est petit. Depuis que les parents nous lisent des histoires avant d’aller dormir, depuis quand on regarde des films à la télévision, des dessins animés. Ce qui m’excite, ce qui m’enflamme, ce qui me mobilise en tant qu’auteur, c’est d’avoir l’idée d’une bonne histoire, d’une situation de départ où je me dis c’est une bonne idée et où c’est très excitant de travailler la littérature, parce qu’on est seul face à son travail et c’est un médium qui se suffit à lui-même. Un livre, un objet fini, parfait, en tout cas dans l’absolu.Le cinéma, c’est très excitant parce qu’on va travailler avec des comédiens, avec des régisseurs du son, des réalisateurs et des gens qui font la photo. Et c’est extrêmement puissant, ce qu’on peut voir au cinéma, les émotions que cela peut charrier, c’est très fort, la musique, etc. C’est gai de travailler avec un réalisateur quand il est bon et va tirer votre idée vers le haut. Puis le théâtre, c’est aussi formidable parce que c’est ce qu’on appelle un spectacle vivant. Donc de jour en jour ce ne sera pas la même chose, de jour en jour vous serez en connexion immédiate avec le spectateur, vous serez connecté, vous serez dans la salle où il rit ou ne rit pas, où il est triste ou pas, où ça marche ou ça ne marche pas. C’est chaque fois des chocs émotionnels importants. Et puis la bande dessinée aussi c’est intéressant. Ce que vous avez écrit se transforme en un univers graphique. Tous les médias sont intéressants… »
Le tout nouveau Testament
Vous avez écrit avec Jaco van Dormael le scénario du film qui s’appelle Le tout nouveau Testament. Dans ce film vous présentez une image de Dieu bien différente. C’est un Dieu qui habite à Bruxelles, qui invente tous les jours des choses absurdes qui rendent désagréable la vie des gens. Ce Dieu a non seulement un fils mais aussi une femme et une fille qui n’arrive pas à la supporter. C’est donc un sujet comique…
« J’avais envie de faire avec Jaco van Dormael une sorte de grand film sur les grands mythes fondateurs de notre civilisation et forcément la Bible, l’Ancien et le Nouveau Testament. Et très rapidement, je suis revenu sur cette phrase qui résonne comme une blague ‘Si Dieu existe, il a intérêt à avoir une bonne excuse’ parce que si Dieu existe et laisse le monde dans l’état actuel, il ne peut pas être fondamentalement bon. C’est quelqu’un qui doit avoir une certaine forme de perversion, de jouissance à voir sa création souffrir comme ça. Et c’est comme ça que je me suis dit que ce serait amusant d’avoir un personnage divin, a priori tout puissant, mais qui serait à l’image de sa création. Dieu a créé l’homme à son image. Si l’homme n’est pas spécialement reluisant, Dieu comme les hommes, traîne en chemise de nuit et en peignoir dans son appartement, il est désagréable avec sa femme et sa fille…Et j’ai donc essayé de créer une histoire en partant d’un point de vue un peu saugrenu, un peu amusant comme une blague, mais en traitant ce point de vue de la manière la plus rationnelle qui soit : Dieu existe, il habite à Bruxelles et sa fille a fait une fugue et puis de là tout s’est enchaîné. On s’est énormément amusé avec Jaco quand on a écrit ça parce qu’on a repris toutes ces lois de l’emmerdement universel qu’il édicte, les unes après les autres : quand la vaisselle est propre, c’est là qu’elle se casse, quand on entre dans son bain, le téléphone sonne, etc. Et puis on a ajouté cette couche qui me plaisait bien et qui est : que se passerait-il si tout le monde connaissait, du jour au lendemain, la date et l’heure de sa mort ? Est-ce que ce ne serait pas la fin de notre civilisation où chacun d’entre nous croit plus au moins être immortel, ou en tout cas n’a pas conscience de sa finitude. »
Le rôle du fou du roi
Vous ne travaillez pas seulement pour le cinéma et pour le théâtre mais aussi pour la radio. Vous avez votre propre show, si je peux le dire comme ça. C’est une émission qui s’appelle La Semaine infernale. Qu’est-ce que c’est en fait ?
« Malheureusement, La Semaine infernale n’existe plus. Cela faisait partie d’une émission de radio. On était un certain nombre de chroniqueurs qui décortiquaient l’actualité politique de manière humoristique. On faisait le bilan de la semaine politique et on critiquait un petit peu tout ce qu’on pouvait mais sous l’angle de l’humour.
Maintenant c’est une émission disparue mais j’ai encore une fois par semaine une émission qui s’appelle Le café serré où j’interviens dans l’émission d’information matinale de la radio et où je traite soit d’un sujet d’actualité plutôt belge, parce que c’est évidemment plus drôle et plus intéressant quand on se moque de soi-même, soit je m’adresse directement à l’invité de l’émission qui est, la plupart du temps, un ministre ou quelqu’un d’important, qui a du pouvoir, et là j’ai, comment le dire, le rôle du fou du roi. J’arrive et j’essaye de me moquer de lui avec plus ou moins de bienveillance. C’est presqu’un exercice de grande démocratie, d’arriver à se moquer du pouvoir en direct dans une radio publique. Maintenant ce serait amené à disparaître petit à petit mais cela existe toujours même si certains ne sont pas toujours contents de ce que je dis. »