Abnousse Shalmani : L’égalité ne peut naître que de la liberté
« Je ne milite pas contre les hommes, je milite avec les hommes pour l’égalité totale », dit l’écrivaine et journaliste Abnousse Shalmani. Née en 1977 en Iran, elle vit aujourd’hui en France et intervient d’une façon très originale dans les débats sur la condition de la femme et le port du voile dans les pays occidentaux. Récemment elle est venue en République tchèque pour participer à une discussion sur le féminisme à l’Institut français de Prague. Voici un entretien qu’elle a accordé à cette occasion à notre collègue de la radio publique tchèque Kateřina Svátková.
Voir le corps de femme en mouvement libre
Cette fois-ci ce n’est pas pour présenter un nouveau livre que vous venez à Prague mais pour une discussion dans le cadre de la Nuit des idées dont le thème est le féminisme. A part la provocation et à part la situation dans votre pays natal, qu’est-ce qui vous a amenée à être si engagée sur cette question ?
« Je ne peux pas faire l’impasse sur le fait que l’enfance marque énormément et que le fait d’être née en 1977 et d’avoir vécu la révolution islamique en 1979, aussi enfant que j’ai été, m’a soudain renvoyée à une infériorité qui était quand même visible puisque les hommes ne se couvraient pas la tête mais les femmes si. Ma mère a cinq sœurs donc j’ai vécu entourée de femmes. Il ne fallait plus montrer le corps et cette espèce de disparition sous le voile noir m’a énormément marquée. C’était une image que j’ai trouvée assez insupportable mais j’ai eu la chance d’avoir un père extraordinaire qui m’a donné une espèce de tempo de la liberté. Pour moi, l’égalité ne peut naître que de la liberté. Donc pour moi, voir le corps des femmes en mouvement libre, des femmes qui s’habillent comme elles veulent, qui font ce qu’elles veulent de leur cul, c’est, je pense, la première démarche. C’est l’essentiel. Après, mon féminisme n’est pas militant. Je n’ai jamais fait partie d’un groupe, je n’aime pas le militantisme. Je trouve qu’il est basé sur des certitudes. Moi, je ne sais que douter. Il y a une seule chose dont je sois sûre, c’est que tous les hommes dans le sens général se valent, donc les hommes, les femmes, les noirs, les juifs, les chrétiens, pour moi tout le monde est à égalité. Mon féminisme à moi est, je dirais, individuel. Je crois qu’on commence à changer le monde quand on commence à se changer soi-même et quand on prend la place qu’on a dans le monde. Et en tant que femme, je ne vois aucune raison d’avoir moins accès à ce dont j’ai envie, d’avoir moins accès à la liberté, d’avoir moins accès au travail que des hommes. Je ne milite pas contre les hommes, je milite avec les hommes pour l’égalité totale. »Le rire oxygène le cerveau
Il y a beaucoup de provocations dans votre premier livre Khomeiny, Sade et moi. La petite fille qui est l’héroïne de votre livre, c’est vous. Elle est rebelle et drôle en même temps. Peut-on dire que cette petite fille est toujours en vous ?
Pour toute personne qui se veut écrivain, la rébellion et le rire sont deux choses qui vont très bien ensemble.
« Toujours. Je pense que les écrivains ont cet avantage sur le reste de l’humanité : on se nourrit de notre enfance. Ce paradis perdu est une espèce de trésor dans lequel on va chercher des émotions, des sentiments, on ne se rend pas du tout compte des limites, des interdits. On est littéralement tout-puissant. Je pense que cette idée de rébellion est quelque chose dont je ne peux pas me débarrasser. C’est que je ne peux pas être d’accord avec tout le monde. La majorité, la foule me font peur. Et je pense que c’est dû à la révolution de mon enfance.
Pour toute personne qui se veut écrivain, la rébellion et le rire sont deux choses qui vont très bien ensemble. C’est quelque chose que vous connaissez en République tchèque puisqu’à l’époque du stalinisme le rire était interdit. Toutes les dictatures, qu’elles soient religieuses ou politiques, interdisent le rire. Le rire oxygène le cerveau. Cela permet de prendre des distances vis-à-vis des événements et il n’y a rien de plus beau que de combattre pour la liberté par le rire. Je trouve que l’humour, le rire est quelques chose d’universel et la vocation de l’écrivain est, elle aussi, universelle. »
Je rêve du jour où mes textes pourront être traduits en arabe
Vous avez beaucoup de succès en France, en Europe et dans le monde occidental. Je ne sais pas comment vous êtes perçue dans le monde oriental, en Arabie Saoudite, en Iran …
« Je sais que mon livre a été traduit en anglais. Il n’est évidemment pas sorti en Iran mais je sais qu’il a été un peu lu. Mais il y toujours le même problème, la traduction. C’est que les pays arabo-musulmans globalement ne traduisent pas. Il y a un déficit culturel dans ces pays-là qui est dramatique et ce qui explique aussi le fait que ce sont des sociétés extrêmement figées. Je rêve du jour où mes textes pourront être traduits en arabe sachant aussi qu’on ne parle pas du même arabe en Algérie, en Egypte, au Maroc et que la figure de l’arabe n’existe pas. C’est un fantasme qui est utilisé par les islamistes puisqu’un Marocain et un Algérien ne peuvent pas s’entendre, ne peuvent pas se comprendre.
Je suis arrivée en France à huit ans, j’étais vraiment entre la métisse et la bâtarde, mais je me définissais comme une métèque. Les Iraniens ne me considèrent plus comme une Iranienne et du fait que je suis née en Iran, il y a toujours quelque chose en moi qui fait que je ne serais jamais une Française absolue. Pendant des années cela m’a vraiment travaillée mais j’ai fini par me dire : ‘N’ai-je pas la meilleure place du monde qui est celle de métèque ? Je ne suis reliée à rien, je n’ai pas de frontières, n’est-ce pas la liberté totale ?’ Et en assumant cette place-là, le jour où ce sera possible, je pourrai communiquer aussi avec l’Orient. »
L’Iran, un pays schizophrène
Vous avez donc un pays natal, vous avez aussi un pays où vous vivez. Quelle est la situation en Iran ? Est-ce que vous l’observez ?
« Oui, je suis attachée à l’Iran puisque j’ai de la famille qui souffre de la situation, qui souffre de l’inflation. Et quand je regarde l’Iran, je suis entre le désespoir et l’espoir. C’est un pays schizophrène dont les habitants ont réussi à ‘survivre’ à cette révolution en vivant deux vies. A l’intérieur les gens font ce qu’ils veulent, ils dansent, ils écoutent de la musique interdite, ils fument, ils boivent, puisqu’il y a une communauté arménienne et une communauté juive en Iran. Par exemple, si vous avez dans une voiture quatre musulmans et un arménien chrétien vous avez le droit d’avoir dans la voiture des caisses de vin. On dit souvent en Iran que pour faire la fête vous avez absolument besoin d’avoir un ami juif ou arménien.Mais la schizophrénie est une maladie et je pense qu’à un moment, ça va exploser. C’est là où la mondialisation a un sens. Les Iraniens sont connectés, ils savent ce qui se passe grâce aux réseaux sociaux. Pour ces pays-là, les réseaux sociaux sont quelque chose de très positif. Cependant, l’élection du président américain a complètement bloqué l’élan de liberté de ce peuple-là qui est quand même très jeune. C’est tellement rageant. Ils sont prêts, la société civile est prête, elle connaît les bienfaits démocratiques, elle est totalement prête. Mais elle refuserait jusqu’au bout de s’aligner sur l’Occident. Les Iraniens ont un orgueil qui est de l’ordre du délire. Depuis l’enfance, on leur répète que leur pays était un grand empire persan et jamais ils ne courberont l’échine devant les Américains. Ou ils vont être obligés de défendre leurs mollahs qu’ils détestent, ou ils refuseront de faire allégeance aux Américains qu’ils détestent encore plus ou autant. On revient à une situation de blocage, c’est-à-dire rien ne bouge et les gens souffrent.
Est-ce qu’une révolution peut naître de cela ? Je ne crois pas parce que trop de sang a coulé en quarante ans. Un million de morts. Toutes les familles, la mienne compris, ont perdu leurs membres dans cette guerre. Quoique je sois réformiste, les révolutions me font peur. Et je me dis que c’était l’occasion de pourparlers avec l’Occident. Lever les sanctions aurait pu installer les réformes. Mais c’est bloqué. J’ai pourtant extrêmement confiance en la société civile et particulièrement en femmes et leur courage. Elles enlèvent leurs voiles le jour de la grande prière, vendredi, en passant devant la mosquée. C’est extraordinaire. Si aujourd’hui quelque chose arrive en Iran, c’est par ses femmes et ses jeunes. »
Les exilés meurent aussi d’amour
Cela me fait penser à votre nouveau livre ‘Les exilés meurent aussi d’amour’. Par rapport au premier, il est plus littéraire. Ce que j’ai trouvé d’extraordinaire dans le texte, c’est le mélange des cultures…
« Ça reste l’histoire d’un exil mais comme je le trouvais trop restreint, c’est pour ça que je l’ai appelé ‘Les exilés meurent aussi d’amour’. S’il y a quelque chose qui m’insupporte, c’est de sacraliser la figure de l’exilé. Enfin, un exilé est un être humain, il aime, il déteste, il a des idées à la con, parfois c’est un salaud. Un moment j’ai hésité à appeler le roman ‘Les exilés sont des salauds comme les autres’. Je trouve qu’humaniser quelqu’un, c’est accepter sa part sombre. Ce n’est pas parce qu’on est malheureux, qu’on est quelqu’un de bien, ce n’est pas parce qu’on est heureux qu’on est quelqu’un de mauvais. Ce sont ces espèces d’ambiguïté et de complexité qu’on trouve dans mon roman. Le roman est le lieu de l’ambiguïté, de la complexité. Il y le personnage de Mitra qui est extrêmement méchant. J’ai eu un grand plaisir à entendre dire un de mes lecteurs : ‘J’aime beaucoup Mitra’, alors que c’est un horrible personnage. Mais ce personnage est devenu horrible, la dernière des salopes, et il faut comprendre le mécanisme qui fait qu’elle en arrive là. Et c’est nettement plus intéressant que de porter un jugement de valeur en disant : c’est bien ou mal. »Les hommes ne sont pas nos ennemis
Parfois vous vous moquez de vous-même. L’autodérision est très précieuse chez vous. Parfois les Français manquent d’autodérision. Comment réagissent à vos textes les hommes et les femmes ? Est-ce différent ?
Je n’ai aucun préjugé sur les hommes, il y a en a qui sont enfoirés mais des femmes aussi. Donc l’égalité c’est ça aussi, c’est le juste partage de la saloperie chez tout le monde.
« C’est amusant. La vérité est que le roman a beaucoup plus de lectrices que de lecteurs. Je ne sais pas pourquoi. Une femme n’est pas meilleure qu’un homme. Je veux savoir ce que tu es, ce que tu penses, et on décidera après. Non, comme j’ai un féminisme englobant, je pense vraiment que les hommes ne sont pas nos ennemis et qu’ils sont les premiers à bénéficier de notre égalité. Parce qu’il n’y a aucune raison pour que l’homme parte à la chasse et que la femme reste à la maison. Enfin, bêtement, ça les arrange aussi il y a beaucoup d’hommes qui préfèrent rester à la maison et puis ça laisse aussi un espace pour que chacun décide du cours de sa vie.
En vérité, je subis beaucoup plus d’attaques de femmes que d’hommes en termes de féminisme. Les hommes jamais : je suis entourée d’hommes féministes. Si un jour je dis à mon père que je me fais entretenir par un homme, je crois qu’il me renie. Mais quand on est dans le domaine politique, dans les débats sur le féminisme, là je peux avoir des réactions extrêmement violentes. Il y a des femmes qui ne supportent pas l’idée que les hommes ne sont pas nos ennemis. Je trouve ça dommage parce que quand on commence à dire que les hommes sont nos ennemis, qu’est-ce qui nous empêche de dire après que les juifs sont nos ennemis, que les noirs sont nos ennemis ? Cette idée de l’autre qui est ennemi, idée essentialisée et généralisée, est toujours dangereuse. Il faut toujours l’éviter. Je n’ai aucun préjugé sur les hommes, il y a en a qui sont enfoirés mais des femmes aussi. Donc l’égalité c’est ça aussi, c’est le juste partage de la saloperie chez tout le monde. »