Alain Fleischer, un homme à plusieurs identités

Alain Fleischer

Ces derniers jours, le public tchèque a eu l'occasion de faire la connaissance d'Alain Fleischer, artiste de nombreux talents venu pour présenter ses livres, ses films et son exposition de photos, mais aussi pour se promener dans les rues pragoises. Lui-même dit connaître assez bien la capitale tchèque qu'il avait visitée dans le passé à plusieurs reprises, et où il avait même déjà exposé ses photos. L'interview qu'il a accordée à Radio Prague est une espèce d'autoportrait de cet artiste français attaché par des liens forts et profonds à l'Europe centrale.

Si l'on vous demandait de vous présenter, que diriez-vous ?

« Bien, je dirais que je suis un artiste qui s'est fait connaître successivement dans plusieurs disciplines, d'abord par le cinéma, ensuite par l'art, la photographie, et plus récemment par la littérature. Je ne dirais pas que je suis un artiste multidisciplinaire, car je me sens un individu différent à chaque fois que je fais quelque chose, par exemple un film ou un livre. Cela veut dire qu'en tant que cinéaste je ne suis pas la même personne que celui qui je suis en tant qu'écrivain : je ne suis pas un écrivain qui fait des photos, un photographe qui fait des films, je suis chaque fois une personne différente dans chacune de ces disciplines. »

Vos activités sont donc multiples. Y a-t-il une hiérarchie dans toutes ces disciplines ? Est-ce qu'il y en a une que vous préférez ?

« Celle à laquelle j'ai pensé en premier, déjà quand j'étais enfant, c'est la littérature. Et c'est étrangement celle à laquelle je me suis consacrée le plus tard. Je ne fais pas de hiérarchie vraiment. En ce moment, c'est la littérature qui m'occupe le plus et c'est l'activité que je préfère. Mais je suis vraiment partagé entre l'image et les mots, c'est à dire les disciplines de l'image, la photographie, le cinéma et l'art (je fais aussi beaucoup d'installations), qui sont pour moi très importantes et absolument différentes de ce qui est le travail avec la langue et les mots. Et c'est ainsi depuis toujours pour moi. Les images et les mots. Je ne fais pas de hiérarchie, mais je pense qu'il y en a une parce que la langue est avant tout. C'est à dire avant l'image il y a forcément les mots pour comprendre l'image, pour définir l'image, pour penser une image. Quand je prépare un film, quand je prépare une installation d'artiste, quand je prépare une série de photos, je me décris le projet avec des mots. Donc forcément les mots sont d'abord. Mais après, il arrive aussi que des images influencent mon travail d'écrivain. Et que j'écrive beaucoup en images. »

Est-ce qu'il vous arrive de faire un film à partir d'un livre que vous avez écrit ou vice-versa d'écrire un livre à partir des images que vous avez créées ?

« Alors ça, jamais. Justement. Quand j'écris un livre, je suis convaincu que ça ne pourra jamais être autre chose qu'un livre. Et quand je fais un film, je n'hésite pas, c'est-à-dire je sais que c'est un film, que ce n'est pas une série de photographies, que ce n'est pas un livre. Il y a sûrement quelque part des moments, des lieux de passages de mon identité entre mes différentes activités, mais moi, je n'en suis pas conscient. J'ai seulement conscience d'interroger à chaque fois un moyen d'expression, la photographie, le cinéma, et d'être dans un dialogue tellement intense avec ce moyen d'expression que je lui fait dire ce que lui seul peut dire.«


Vous avez comparé l'identité à la prison. Aimeriez-vous être un homme sans identité ou un homme à plusieurs identités ?

« Un homme à plusieurs identités, oui. J'ai même pensé, à une époque, avoir plusieurs noms, un nom en tant qu'artiste, un nom en tant que photographe, un nom en tant que cinéaste, un nom en tant qu'écrivain. Et puis, j'ai pensé que malgré tout ça serait artificiel. Il faut que j'arrive à faire exister ces plusieurs identités avec un seul nom, en étant une seule personne. Par exemple ici, à Prague, je montre une exposition de photographies, un programme de deux de mes films, et je présente mes livres. Et, à chaque fois, je pense que je vais devoir parler de ces activités en tant que photographe, en tant que cinéaste, en tant qu'écrivain. Sans tricher, sans donner au photographe un autre nom qu'au cinéaste. Mais je pourrais, par exemple, parler de photographies sans jamais faire allusion à mes films. D'ailleurs, il y a des gens dans le public en France, qui, s'ils m'ont bien connu comme cinéaste, n'arrivent pas à croire que mes films et mes livres aient été faits par la même personne. »

Revenons encore à la littérature. Quels sont les thèmes privilégiés de vos livres ?

« La relation amoureuse est très importante dans tous mes livres. Généralement, le personnage principal est un narrateur, un homme. Il y a toujours une relation amoureuse, mais je pense que c'est une chose extrêmement banale. Dans presque tous les livres, il y a ça. Je suis très intéressé, disons, à la relation entre la vie sentimentale, la vie amoureuse, la vie sexuelle et l'inscription des corps dans une histoire, dans une histoire qui est par exemple l'histoire de l'Europe, dans une histoire et aussi dans une géographie. Les personnages dont je raconte le destin sont très liés à des lieux, très liés à des moments. Mes lieux et mes moments ne sont pas ce qu'on pourrait penser d'un écrivain français. Mon époque de référence est l'époque où l'Europe était encore l'Europe. L'époque avant la guerre. Et mes lieux de référence, c'est l'Europe centrale. J'ai donc besoin qu'il y ait une relation à cette partie du monde et à cette référence historique pour arriver à raconter une histoire, raconter l'histoire des personnages. C'est de là que viennent mes personnages et c'est de là que viennent les histoires que je raconte. Après, il y a beaucoup de choses évidemment. Dans presque tous mes livres il y a le voyage, l'exil, la séparation des personnes, la lutte entre les ambitions et le désir de n'être personne, au contraire, le désir de n'être rien, de ne pas réussir en quelque sorte.

La musique est très présente aussi dans me livres. Elle est présente parce qu'elle est très importante pour moi, et que j'ai failli être un musicien. Quand j'étais enfant, j'ai commencé à jouer du piano, mais mon père m'a arrêté parce qu'il ne voulait pas que je fasse ça. Donc dans mes livres très souvent, presque toujours, il y la présence de la musique. Parfois, c'est le thème principal. C'est le cas d'un de mes livres, mais en tous cas la musique est toujours là. Elle est très liée à la langue elle-même. Maintenant, depuis dix ans, je dicte mes livres. Je ne les écris pas ou plutôt j'écris sans inscrire, sans écrire avec un ordinateur, ou une machine, ou même un stylo. Je dicte mes livres, et donc ce que j'entends d'abord dans mes textes, c'est leur sonorité, leur musique, leurs rythmes, leurs assonances, la prosodie. Dans la langue aussi, j'écoute donc la musique. »

(La seconde partie de l'interview avec Alain Fleischer sera présentée dans le cadre de cette rubrique, samedi prochain.)