Alena Nádvorníková ou la liberté de flâner dans le royaume de l’esprit
Qui est Alena Nádvorníková ? Dire qu’elle est poétesse, peintre, dessinatrice et historienne de l’art ne peut pas faire comprendre sa personnalité qui échappe à toute classification. Même si nous constatons qu’elle est surréaliste, il est difficile de cerner son personnage, car le surréalisme d’Alena Nádvorníková est un phénomène plein de mouvement et de vie et il est donc insaisissable.
Vous aimez citer Jan Švankmajer qui dit que le surréalisme choisit ses hommes, ses adeptes. Avez-vous été également choisie par le surréalisme ? A quel moment de votre vie avez-vous senti pour la première fois que vous étiez surréaliste ?
« Je connais Jan Švankmajer depuis les années 1970, c’est-à-dire de la période après l’invasion soviétique. J’ai fréquenté lui et sa femme dans la rue Černínská et ça a m’a beaucoup éblouie et j’ai rencontré aussi Vratislav Effenberger en rédigeant mon travail de diplôme qui n’était pas consacré au surréalisme mais au poétisme. C’était un travail sur le mouvement Devětsil. Et comme ça j’ai commencé à fréquenter les surréalistes pragois. Václav Zykmund qui était mon professeur à la faculté m’a aussi choisie comme assistante. Et c’était peut-être lui, Václav Zykmund, qui m’a montré les choses, les livres, etc. Et puis c’était mon premier séjour à Paris, quand j’ai vu les tableaux de surréalistes en vif, si l’on peut le dire comme ça. »Pourquoi êtes-vous surréaliste ?
« Pourquoi ? Liberté, égalité, fraternité, n’est-ce pas ? C’est surtout pour la liberté, parce que c’était éblouissant ici, à l’époque. Et puis après pour l’imagination et les amitiés surréalistes. Sous le régime précédent on était groupé autour de Vratislav Effenberger, ami et successeur de Karel Teige qui avait été le doyen du surréalisme tchèque dans l’entre-deux-guerres. Alors, c’était pour l’amitié, la fraternité entre les gens très proches et dont les pensées étaient organisées d’une façon analogue. C’est pourquoi notre revue s’appelle Analogon. Il est important de voir les analogies entre les hommes mais aussi celles entre les choses et entre les œuvres. Il n’y pas une seule esthétique. Ce qui est important c’est la liberté de planer, de flâner dans le royaume de l’esprit. »
Comment expliquez-vous la longévité du mouvement surréaliste? Le mouvement a été fondé dans les années 1920 mais les surréalistes existent toujours…« Seulement ici, peut-être. Il y en a d’autres, mais ce ne sont que de petits groupes. C’est vrai que Prague est, si je peux dire, l’avant-garde permanente. Il y aussi certaines analogies entre l’esprit français et l’esprit tchèque depuis longtemps. Bien sûr ce n’est pas la même mentalité, mais il y a certaines choses qui sont très proches. »
Vous êtes poétesse et peintre. Pourquoi la poésie et la peinture ? La poésie elle-même ne vous permet-elle pas d'exprimer ce que vous arrivez à exprimer par la peinture ou le dessin ? S'agit-il pour vous de disciplines complémentaires ?
« Oui, c’est complémentaire. Il faut dire que j’ai écrit de la poésie comme tous les jeunes, mais c’était un peu idiot, sauf les ‘kresbobásně’ (poèmes-dessins) que j’ai commencé à écrire après mon premier séjour à Paris. Mais je n’ai commencé à faire de la poésie que très tard, après la cinquantaine. La poésie authentique est venue beaucoup plus tard, j’ai jeté le reste par la fenêtre. Cela est venu comme ça. Je ne sais pas. Je voyageais de Prague à Olomouc, quand je suis revenue de France et recommencé à donner des cours à l’université d’Olomouc, et dans le train il y a des rythmes. Les rythmes du train, ce sont des phrases, des syllabes, ce sont les mots qui sont nés dans ma tête ... »
Pendant une partie de votre vie vous avez vécu en France. Pourquoi la France ? Que vous a donné la France sur le plan humain et sur le plan artistique ?« Beaucoup de choses, presque tout. J’exagère, naturellement. Quand j’y suis venue pour la première fois, j’avais dix-sept ans. Alors c’était des découvertes partout, des rues, des musées, des galeries. Je courais n’importe où tout le temps pour voir des choses, pour respirer l’atmosphère de Paris, surtout l’esprit parisien, l’esprit français. Ils sont toujours polis les Français, ils ne sont pas du tout vulgaires. Ils sont ouverts mais pas de la même façon que les Américains, ils ne disent pas n’importe quoi …»
Vous avez créé un genre artistique spécial que vous appelez « kresbobáseň », c’est-à-dire « dessin-poème ». Quelles sont les spécificités de cette forme d'expression artistique par rapport par exemple à ce qu’on appelle la poésie graphique ou la poésie visuelle ?
« Tout ça ne me dit rien, même si Breton un jour a dit que ce n’est pas mal non plus. Cela ne me dit rien parce que c’est très rationnel. Il n’y pas d’intuition, il n’y a pas de hasard. Il n’y a que le hasard objectif, comme disent les surréalistes, c’est créé très correctement, très rationnellement ... »
Vos poèmes-dessins sont donc créés d’une façon tout à fait spontanée, sans préméditation ?« Absolument spontanée, cela vient spontanément. »
Vous vivez entourée de vos œuvres. Même les murs de votre appartement sont couverts de vos dessins. Pourquoi dessinez-vous sur les murs ? Avez-vous besoin de créer votre propre univers pour vous protéger contre l'agressivité ou la banalité du monde ?
« Non, pas du tout. Il n’y a aucun sens symbolique. Je ne sais pas. Je ne suis pas existentialiste du tout. Non, il y a beaucoup de trous dans les murs parce que je décroche souvent des tableaux. C’est parce que les murs sont blancs. Je dessine parce que les murs sont blancs. Ou bien les murs sont blancs, ou bien il y a de petites taches que je dois occulter, cacher. Faites un trou et si vous faites un petit dessin autour, vous le dissimulez, le trou se cache, voilà. C’est tout. Ce sont des raisons qui relèvent purement du jeu. Et puis, quand je vois quelque chose de nouveau, cela m’inspire, si j’ose utiliser le mot tellement grave. »
Quand vous travaillez, quand vous créez, avez-vous à l’esprit les destinataires de vos œuvres, pensez-vous à votre public, ou cela n’a pas d’importance pour vous ?
« Non jamais. Mais je suis contente que les gens voient mes œuvres. Je ne suis pas solitaire, mais je dois être toute seule. Je ne suis pas l’artiste qui ‘se promène’. Je ne pense à personne et je pense à tout. Comme ça. »
Vous avez dit : « Aujourd'hui nous sommes dans une situation où il faut défendre l'art. » L'art est-il donc menacé ? Contre qui et contre quoi devons-nous le défendre ?
« Contre la technique surtout. Contre les banquiers, contre les managers, contre les gens qui font seulement de la technique parce que la main a dégénéré. La langue, elle aussi, est dégénérée parce qu’on parle en phrases très courtes et idiotes. Ce sont les sens corporels qui sont importants, c’est-à-dire la voix, l’ouïe, le toucher. Mon ami Švankmajer fait de l’art tactile. Il n’a jamais travaillé avec l’ordinateur, et moi, je n’ai même jamais tapé à la machine. C’est la main qui a fait la dignité de l’homme, parce que sans la main on n’est rien. Alors, ça se voit, la pensée est très limitée, les gens font des choses qui sont ou bien totalement commerciales, pour s’amuser, ou bien quelque chose comme l’art conceptuel qui est totalement rationnel. Ils font des concepts. Je ne sais pas qui a dit ça : ‘L’art est ou bien bon, ou bien ennuyeux.’ Et maintenant c’est très ennuyeux et embêtant. Et les gens sont perdus. Vous les voyez, ils sont tous obèses, ils ne font que regarder la télé ou n’importe quoi. Je suis contente que cet entretien soit pour la radio parce que la radio permet quand même d’imaginer les choses qui sont invisibles pour celui qui écoute. »