Anita Rind ou la quête d’une vie à la recherche de sa famille disparue dans les camps (II)
Suite et fin de l’entretien réalisé avec Anita Rind, ancienne correspondante du monde, auteur d’un ouvrage intitulé « Ainsi étions-nous », sorti aux éditions Gaussen en 2010. Dans la première partie de cet entretien, Anita Rind avait évoqué les origines de sa famille en Tchécoslovaquie, sa naissance en France, le temps du bonheur des vacances d’été lorsqu’avec son frère et sa sœur, ils se rendaient à la maison familiale de Kaplice. Puis la guerre, l’Occupation et la survie miraculeuse des Rind à la déportation, après avoir vécu cachés pendant toute la durée du conflit. La famille restée en Tchécoslovaquie n’a pas eu cette chance. Et très vite Anita Rind s’est donné pour objectif de retrouver les traces de ces proches exterminés par la fureur nazie.
Anita Rind, vous décidez à l’âge de 14 ans, plus ou moins consciemment, de partir à la recherche de votre famille disparue dans les camps de concentration. Cette quête, elle ne commence réellement qu’à la fin des années 1970. Votre mari et vous-même à ce moment-là êtes en poste à Vienne, entre 1974 et 1980. A cette époque vous vous intéressez à la question de la condition des femmes en Europe de l’Est. Après des difficultés avec l’administration communiste tchécoslovaque, vous allez vous rendez en Tchécoslovaquie, mais en tant que touriste. C’est un peu les premières retrouvailles avec votre pays d’origine…
« Absolument. C’est 40 ans après pratiquement. J’ai finalement obtenu un visa touristique alors que le consulat tchèque à Vienne me refusait auparavant toute entrée en Tchécoslovaquie en me disant que de toutes les façons personne ne parlait le français dans le pays. Mon mari, lui aussi, avait été interdit de s’y rendre, car il s’occupait de la Charte 77. »Vous n’étiez pas les bienvenus dans la Tchécoslovaquie communiste…
« Pas du tout. Finalement, mon mari a obtenu un visa : il y a eu une délégation du président Rudolf Kirchschläger qui est parti à Prague et a mis Manuel sur la liste. C’est grâce à eux qu’il a pu y aller : il a eu son visa en juin 1979 et ma fille Laurence et moi avons obtenu un visa touristique. Nous sommes partis en voiture et avons fait des kilomètres dans le pays. »Quel a été le fruit de vos recherches à ce moment-là ?
« J’avais exactement six noms à l’époque : les deux sœurs de ma mère, le mari de l’une d’elles, deux oncles et la meilleure amie de ma mère. La première chose que nous avons faite le lendemain de notre arrivée à Prague, c’est d’aller dans la rue Maiselova au numéro 18, dite la Mairie juive. J’y ai rencontré le secrétaire général. Je ne parle pas le tchèque, donc j’ai demandé, à moitié en anglais et en allemand, quelqu’un qui pourrait m’aider à retrouver la trace des membres de ma famille, morts dans les camps de déportation. Il m’a reçue très gentiment et m’a immédiatement mise en contact avec une vieille dame octogénaire merveilleuse qui était chargée des archives, Věra Gruberová. Elle est décédée l’année suivante. Je suis allée au deuxième étage où se trouvait la ‘kartotéka’, les archives de la Mairie juive. Je suis arrivée devant la porte et suis restée pétrifiée sur le pas de la porte. Aujourd’hui ça a changé, mais à l’époque les murs comme des placards de notaire avec des tiroirs remplis de fiches. J’ai demandé à Věra Gruberová si ma fille pouvait m’accompagner, car j’étais très angoissée. Je lui ai donné les noms, elle a commencé à m’aider à chercher car il y avait beaucoup d’homonymes. Les Adler en particulier, c’est comme les Martin chez nous ! J’ai trouvé quelques renseignements mais pas tout. Elle m’a permis de photocopier tout ce que j’avais trouvé. Donc j’avais des copies des fiches que j’ai gardées précieusement. Elle m’a parlé, bien avant tout le monde, de la Shoah par balles… Mais cela m’a échappé et je ne m’en suis pas occupée tout de suite. »
On parle de la Shoah par balles notamment pour les pays baltes…
« En effet. Ma tante Erna, je l’ai appris parce que c’est une des premières fiches que j’ai eues, elle a fait partie du premier transport européen Prague-Terezín. Elle est partie avec la meilleure amie de ma mère. En janvier 1942, elles sont partie de Terezín en Lettonie et on n’a plus eu de nouvelles après. Je me suis réveillée bien plus tard sur l’histoire des camps dans les pays baltes. J’ai ensuite découvert que la sœur de ma mère et son mari avaient été envoyés à Izbica, un camp terrifiant, dont parle Jan Karski. »Ce résistant polonais qui a été un des premiers à alerter sur les camps. Il y a eu en France une polémique récente autour d’un roman qui lui a été consacré, entre Claude Lanzmann et son auteur Yannick Haenel.
« Mais grâce à Yannick Haenel, le rapport intégral de Jan Karski avec des compléments d’historiens, passionnant, a été réédité en France. J’ai appris énormément de choses ainsi, même sur la Pologne, dont je savais peu. »Vos recherches, à partir des années 1970, s’étalent sur une trentaine d’années. La dernière fois que vous êtes venue, c’était en 2008, en République tchèque désormais. Après toutes ces recherches, après avoir retrouvé la trace d’autres personnes, grâce aussi au Mémorial Yad Vashem à Jérusalem, quel est votre sentiment ?
« Il y avait une double raison à l’écriture de ce livre. La première, c’était de rendre leur honneur à des êtres chers disparus au nom d’un racisme fanatique et criminel. La deuxième, c’est que je me suis dit qu’avec ce livre je vais pouvoir réintégrer dans la communauté humaine des êtres qu’on a voulu en faire sortir. »
Et puis, c’est aussi les faire revivre pour nous, lecteurs, qui découvrons leur histoire…
« Absolument. Au départ, ce livre était pour ma famille. Je l’avais autoédité. J’ai été très surprise qu’un éditeur s’intéresse à mon livre et le sorte. Et récemment, le directeur du Mémorial de la Shoah à Paris, auquel mon éditeur avait envoyé mon livre, m’a écrit une lettre adorable en me disant : ‘tout ce que vous racontez, tous ces documents que vous possédez, accepteriez-vous de nous donner vos documents ?’ J’ai accepté et il m’a mise en contact avec la responsable de la photothèque du Mémorial à Paris. Elle ne pensait pas qu’il y avait tant de choses. Elle m’a dit qu’il fallait créer un fonds à mon nom. Je suis vraiment heureuse ! J’ai donné tous les originaux… Je sais que personne ne s’en occupera après. Cela fait partie de la vie. Ce n’est pas parce que les gens ou la famille s’en fichent, c’est parce qu’ils n’ont pas le temps. Au Mémorial, ils m’ont demandé si je voulais l’ouvrir au grand public, aux chercheurs, aux historiens et j’ai dit oui ! Parce qu’il ne faut pas que ça recommence… Je ne suis qu’un tout petit maillon dans la chaîne de l’histoire et de la lutte contre l’oubli. »C’est une extension de votre travail en fait… Et puis, tout ce parcours depuis le lieu glaçant qu’était cette « kartotéka » dans les années 1970 jusqu’à la création de ce fonds, c’est une ouverture sur le monde, une épiphanie de votre travail…
« Oui. Pour moi c’est mieux que n’importe quelle distinction qu’on me donnerait. Je sais que je peux mourir tranquille. Je sais qu’il y aura quelque chose qui restera pour la chaîne de l’histoire, même si c’est tout petit et qu’il y a beaucoup d’autres livres au Mémorial de la Shoah. »