Anna Cima, le premier roman d’une amoureuse du Japon

'Je me réveillerai à Shibuya', photo: repro Anna Cima, Probudím se na Šibuji / Paseka

Une jeune Tchèque qui vient se promener dans le quartier de Shibuya à Tokyo, veut rentrer dans son hôtel mais n’y arrive pas. Le quartier est devenu pour elle comme un piège, comme un labyrinthe et, où qu’elle aille, elle finit toujours par arriver au même endroit. Il lui faut un certain temps pour comprendre que sa passion pour le Japon l’a rendue prisonnière de Shibuya. Tel est un des thèmes du premier roman de la jeune japonologue tchèque Anna Cima intitulé Probudím se na Šibuji - Je me réveillerai à Shibuya.

Anna Cima,  photo: Centre tchèque de Tokyo

La fascination pour les romans de Haruki Murakami

Ce sont les films d’Akira Kurosawa qui ont attiré l’attention de la petite Anna sur le Japon, sa culture et sa différence. Sa sympathie pour le pays du soleil levant s’est approfondie avec le temps. A 15 ans, elle découvre les traductions tchèques des romans de Haruki Murakami, et c’est le coup de foudre :

'After dark'
« A l’époque, c’était pour moi quelque chose d’absolument inouï, quelque chose d’absolument différent. J’ai été subjuguée par l’atmosphère de la ville japonaise. C’était concrètement le roman After dark – Le passage de la nuit dont j’ai vu le titre sur une affiche dans le métro. L’atmosphère nocturne de Tokyo m’a tout à fait émerveillée. C’était le premier livre pour adultes que j’ai acheté avec mon argent de poche. Et puis j’ai commencé à m’intéresser à d’autres auteurs japonais. Oui, au début je me suis lancée sur les traces d’un auteur japonais et cette recherche s’est développée en un intérêt plus large. »

Lycéenne, Anna sait déjà que c’est la japonologie qui sera sa vocation. La langue et la culture japonaise deviendront une partie intégrante de son existence. Elle les étudiera à l’Université Charles de Prague et plus tard leur consacrera sa vie professionnelle. Aujourd’hui, la chercheuse Anna Cima vit et travaille au Japon, et c’est aussi le Japon qui lui a inspiré son premier livre. Le roman qu’elle a intitulé Je me réveillerai à Shibuya a obtenu plusieurs prix littéraires dont le prix Magnesia litera de la découverte de l’année.

Un premier roman étonnement mûr

Photo: Paseka
Difficile de croire qu’il s’agit du texte d’une débutante. Avec beaucoup d’astuce et de désinvolture, elle tisse la trame compliquée de son récit et parvient à entrelacer plusieurs lignes de narration pour les souder à la fin du livre. Dans son roman, elle fait coexister un récit biographique, une histoire fantastique, un pastiche de littérature japonaise, une histoire d’amour et une étude des mœurs nippones. Et malgré la diversité de ces thèmes qu’elle expose à tour de rôle, elle sait toujours retenir l’attention du lecteur et le tenir en haleine.

Dans son livre elle raconte entre autres la vie de Jana, une jeune Tchèque qui est japonologue comme elle et qui choisit comme objet de ses recherches l’œuvre et la vie de Kiomaru Kawashita, un romancier secret et envoûtant dont la vie est une énigme à résoudre. Anna Cima reproduit dans son livre un des rares récits de cet écrivain qui s’est donné la mort :

« Kawashita, je crois pouvoir le dire maintenant, est un personnage que j’ai inventé, bien que certains de mes lecteurs pensent que c’était un homme réel, ce qui m’a fait plaisir. C’est un personnage modelé d’après deux écrivains japonais qui ont réellement vécu. (…) Ces deux auteurs m’ont vraiment captivée. Et j’ai cherché à donner à la vie de Kawashita les aspects correspondants aux événements de l’époque au Japon, afin que par exemple les auteurs ayant réellement existé puissent prendre un pot avec lui. J’espère que j’ai réussi à insérer l’existence de Kawashita dans la vie réelle du Japon d’avant-guerre. »

Les deux existences de Jana

Shibuya,  photo: Mike,  CC BY 3.0
C’est de cette façon donc que l’écrivaine joue avec son lecteur. Dans son roman plein de motifs réalistes, Anna Cima exploite aussi les moyens du réalisme magique. Jana, le personnage principal du livre, mène une double existence en Tchéquie et au Japon. Tandis qu’elle poursuit à Prague ses recherches passionnées sur Kawashita, une autre Jana, qui fait pourtant partie d’elle-même, erre comme un spectre dans les rues de Shibuya. Elle a trop aimé Tokyo, a trop voulu y rester et son vœu a été exaucé :

« Mon livre - et concrètement ce passage onirique, on me dit souvent que c’est un rêve -, est né de la sensation de dédoublement. C’est ce que je vis depuis l’époque où j’étais lycéenne, où je me suis vraiment attachée au Japon, où j’ai décidé que ce serait mon chemin dans la vie, que je me consacrerais à cette culture et que je lirais cette littérature. Et avec le temps, je me suis rendu compte que j’étais tiraillée entre la Tchéquie et le Japon. (…) L’amour de cette culture exotique ouvre en vous comme une déchirure - le mot n’est pas tout à fait juste - mais vous désirez toujours avoir ce que vous n’avez pas, vous pensez toujours à ce qui est très, très loin, et tout cela provoque en vous cette sensation de dédoublement. Je voulais donner à cette sensation la forme d’un récit et j’espère avoir réussi à la saisir dans ce livre. »

Un amour qui n’est pas assez partagé

Photo: Fg2,  public domain
Bien que l’auteure affirme qu’on ne doit pas l’identifier avec Jana, le personnage principal de son livre, elle a quand même mis dans son roman beaucoup de traits autobiographiques. Elle est, comme Jana, japonologue, et elle partage avec son héroïne son engouement pour le Japon. Quand elle vit au Japon, elle souhaite toujours retourner chez elle car le milieu tchèque, les gens, sa famille, ses amis lui manquent. Et quand elle retourne en Tchéquie, elle recommence immédiatement à désirer être au Japon. Sa relation avec ce pays est une passion profonde qui risque d’être inassouvie et unilatérale et comme tous les amoureux elle souffre du fait que son amour n’est pas pleinement partagé :

« On reste toujours étranger au Japon, même si vous l’aimez et pensez le connaître dans une certaine mesure. Vous ne serez jamais l’un des leurs. Vous serez peut-être perçu dans un certain milieu comme une personne respectable. A l’université vous pouvez faire partie d’un groupe d’étudiants et vous pouvez vous sentir comme l’un d’entre eux. Mais dès que vous quittez ce groupe concret, vous redevenez étranger. C’est dû, entres autres, à votre aspect. Votre différence saute aux yeux. Mais c’est dû aussi à votre éducation différente dans une culture différente, une différence qui est ineffaçable. Vous chercherez toujours à vous adapter, à vous conformer, à prouver par exemple à quelqu’un que vous savez bien de quoi on parle, et petit à petit, cela commence à vous déchirer intérieurement. »

La voix d’Anna Cima

'Je me réveillerai à Shibuya',  photo: repro Anna Cima,  Probudím se na Šibuji / Paseka
Cette déchirure intérieure s’est révélée cependant très fertile sur le plan littéraire. Elle a poussé Anna Cima à écrire un livre qui est un hommage à la culture et la civilisation japonaises et une espèce de déclaration d’amour pour ce pays qui est au fond le personnage principal du roman. La jeune écrivaine a su remplir les structures compliquées du livre d’innombrables détails intéressants, de dialogues vivants et qui ne manquent pas d’humour, de personnages hauts en couleurs et surtout d’une action qui permet au lecteur de lire ce texte comme un roman d’aventures. On peut se demander maintenant si elle n’a pas épuisé son arsenal littéraire par ce premier roman prometteur, si elle sera capable de continuer à écrire. La voix d’Anna Cima serait sans doute enrichissante pour la littérature tchèque mais la jeune écrivaine se rend bien compte que la création littéraire est une activité fragile, exigeante et risquée :

« Je ne sais pas si je peux dire que je continuerai à écrire. Pour écrire un livre, il faut avoir un certain climat. Vous devez avoir un thème qui vous attire, vous devez disposer évidemment de beaucoup de temps, vous devez jouir du soutien de votre entourage. Donc si toutes ces conditions étaient remplies, et j’espère que ce sera le cas, j’aimerais beaucoup continuer à écrire. Je le vois comme mon avenir. »