Annie et Petr Řezníček : « Quand nous traversions le Rideau de fer, cela n’était jamais dans la sérénité »

Annie et Petr Řezníček, photo : Magdalena Hrozínková

Qui sont les Tchèques qui vivent aujourd’hui dans la région grenobloise ? Pour répondre à cette question, Radio Prague est allée à la rencontre de quelques-uns d’entre eux. Aujourd’hui, nous poursuivons notre série d’entretiens avec l’économiste Petr Řezníček, fils du poète et éditeur Zdeněk Řezníček. Agé de 71 ans, Petr Řezníček vit, avec son épouse Annie, depuis 1971 en France. Le couple est basé à Lyon, mais c’est à Grenoble que nous l’avons rencontré : voici une interview croisée de Petr et d’Annie autour de l’absurdité du régime communiste.

Annie et Petr Řezníček,  photo : Magdalena Hrozínková
« Je n’avais pas le parcours typique d’un émigré. Je suis diplômé de l’Université d’économie de Prague, où j’ai fait mes études aux côtés de gars comme Klaus ou Zeman, mes copains de promotion. »

Pour remettre cela dans le contexte : vous faites partie de la même génération d’économistes que l’ancien président Václav Klaus et l’actuel chef de l’Etat Miloš Zeman, une génération d’intellectuels dont la vie a été bouleversée par les événements d’août 1968.

Petr Řezníček : « Tout à fait. J’ai travaillé pendant un ou deux ans à l’Institut économique de l’Académie des Sciences, tout comme Livia Klausová par exemple (l’épouse de l’ex-président Václav Klaus ; dans les années 1960, les chercheurs de l’Institut ont notamment participé à la préparation des réformes de gestion du système économique de la Tchécoslovaquie socialiste, ndlr). Après l’invasion du pays par les troupes du Pacte de Varsovie, en août 1968, tout un chacun a été interrogé sur son opinion à propos de cette ‘aide fraternelle’. Je me suis rangé parmi ceux qui s’y sont opposés et, par la suite, j’ai été renvoyé de l’Institut économique. Entre-temps, j’ai connu, en France, ma femme ici présente, à l’époque étudiante en économie, comme moi. »

L’Ecole supérieure de commerce à Clermont-Ferrand,  photo : Google Street View
Annie Řezníček : « Effectivement, peu avant 68’, il y a eu des possibilités de voyager pour les étudiants tchèques. Petr a fait un stage étudiant à Clermont-Ferrand, où je faisais mes études à l’Ecole supérieure de commerce. Nous nous sommes connus à ce moment-là. »

P. Ř. : « Nous nous sommes mariés et moi, à titre d’époux d’une citoyenne française, je pouvais voyager librement entre les deux pays. J’ai fait d’abord mon service militaire en Tchécoslovaquie et ensuite, nous nous sommes installés en France. Comme j’avais la possibilité de revenir régulièrement dans mon pays, je n’étais pas un émigré. »

A. Ř. : « Il faut dire que les choses n’ont pas été simples. Pour que Petr puisse avoir une autorisation spéciale de vivre en France et de pouvoir revenir en Tchécoslovaquie, il a fallu que l’on se marie à Prague. Ce n’est qu’après le mariage, qui n’a pas pu avoir lieu en France, que Petr a pu se faire délivrer ses documents. »

Avez-vous connu la Tchécoslovaquie avant votre mariage ?

Photo : ČT24
A. Ř. : « Oui, je faisais moi aussi des stages à l’étranger, par exemple à Vienne que j’ai choisie à dessein, étant donné que Prague n’était pas loin… J’ai pu déjà aller en Tchécoslovaquie à ce moment-là. Ensuite, j’ai obtenu un stage de deux mois au sein de České energetické závody (ČEZ), l’entreprise qui correspond à l’EDF en France, donc nous pouvions quand même nous voir avant le mariage. »

Lorsque vous vous êtes mariés, vous avez donc décidé de vivre en France…

A. Ř. : « Oui, évidemment. »

P. Ř. : « Ah non, cela n’était pas évident ! »

Vous-avez donc envisagé de rester en Tchécoslovaquie ?

Photo: Cross Duck via Foter.com / CC BY-NC-ND
P. Ř. : « Oui, c’était une éventualité. Sauf que nous n’étions absolument pas sûrs de pouvoir trouver un appartement. Dans une Tchécoslovaquie socialiste, il aurait fallu attendre des années, c’est ce qu’on m’avait dit ! En plus, la couronne n’était pas convertible en franc à l’époque, ce qui compliquait encore davantage notre situation. »

A. Ř. : « Je crois quand même que le moment où Petr été mis à la porte de l’Institut économique a été l'élément déclencheur de notre décision d’aller vivre en France. »

Petr Řezníček, comment avez-vous réussi à trouver un emploi, à vous établir en France ?

P. Ř. : « J’ai vécu des péripéties qui ne sont pas très importantes. Bref, pendant quatre ou cinq ans, j’ai flotté un peu… Ensuite, j’ai trouvé sur annonce un emploi qui me convenait, qui consistait à vendre des machines fabriquées en France et destinées à l’exportation en Europe de l’Est. Ce travail que j’ai continué d'exercer jusqu’à mon départ à la retraite, m’a permis de voyager énormément : à Prague, mais aussi à Moscou, en Roumanie… »

Annie Řezníček : Prague était une autre ville que celle d’aujourd’hui. Pour moi, elle avait une atmosphère dramatique, assez bouleversante. Je me souviens aussi de cette terreur de passer la frontière et de ce soulagement quand on se retrouvait de l’autre côté.

Les services secrets communistes n’ont-ils pas essayé de vous convaincre pour une collaboration ?

P. Ř. : « Non, pas vraiment. Il n'y a eu qu'une seule tentative, dans un hôtel, mais cela n’a duré que cinq minutes. Effectivement, la police secrète devait me connaître du fait que je fréquentais, de par mon métier, un tas de collègues dans plusieurs pays. Je crois que les autorités écrivaient sans cesse des rapports sur moi et sur mon activité. »

Etiez-vous en contact avec les opposants au régime communiste ?

P. Ř. : « Non, ça ne m’intéressait pas. »

Avez-vous fréquenté les émigrés tchèques en France ?

P. Ř. : « Cela m’intéressait encore moins. Comme je pouvais aller à Prague quand je voulais, je n’avais pas besoin de me réunir autour d’une Pilsen avec les Tchèques à Paris. »

Photo : Ken_Mayer via Foter.com / CC BY
A. Ř. : « Nous pouvions aussi passer les vacances en famille à Prague sans trop de problèmes. Bien sûr, nous étions arrêtés à la frontière et fouillés de fond en comble. Moi-même, je devais aller m’enregistrer à la police, parce que j’habitais chez ma belle-mère. Une fois, je m’y suis présentée un jour plus tard, parce que ma fille était très fatiguée. La personne qui m’a reçue ne voulait plus m’enregistrer. On m’a fait comprendre que si je versais de l’argent, ça irait tout seul. Bon, c’est ce que j’ai fait. »

A part ces épisodes, quels souvenirs avez-vous gardé de la Tchécoslovaquie communiste ?

A. Ř. : « Prague était une autre ville que celle d’aujourd’hui. Pour moi, elle avait une atmosphère dramatique, assez bouleversante. Je me souviens aussi de cette terreur lorsqu'il fallait passer la frontière et de ce soulagement quand on se retrouvait de l’autre côté. En fait Petr a pris la double nationalité. Parce qu'il voyageait beaucoup, il avait besoin de visas. Son passeport tchèque était rempli rapidement et il était très compliqué de le faire refaire. Il a demandé la nationalité française pour pouvoir voyager plus : il avait son passeport tchèque avec lequel il allait obligatoirement à Prague et avec le passeport français, il allait ailleurs. Petite anecdote : on se trouvait en Hongrie, en voiture, et on a choisi un petit poste-frontière pour passer plus vite. Mon mari avait le visa hongrois sur son passeport français et le visa tchèque sur son passeport tchèque, or les douaniers n’avaient jamais vu ça. Résultat : avec nos deux enfants, nous sommes restés bloqués deux ou trois heures dans la voiture, avec des chiens qui tournaient autour. Quand on passait les frontières du Rideau de fer, cela n’était jamais dans la sérénité. »

Photo : Thomas Hawk via Foter.com / CC BY-NC
P. Ř. : « Puisque nous en sommes aux anecdotes, j’en rajoute une. Un jour, on allait à Prague et on nous a arrêtés à la frontière. Une semaine avant, j’avais visité à Paris une exposition consacrée à Kafka, où l’on donnait aux visiteurs, comme souvenir, un fac-similé de sa carte de visite. Je l’ai mis dans mon calepin, mais le douanier me l’a confisqué, sans doute pour consulter les adresses que j’avais sur moi. Il est tombé sur cette carte de visite suspecte où il y avait marqué : Franz Kafka, docteur en droit. Il m’a tout de suite demandé qui c’était, en pensant sans doute à un dissident… Voilà le genre de situations que nous avons vécus à l’époque. »