Nouveau livre de correspondance de Suzanne Renaud, « poétesse tchèque d’expression française »
L’année 2023 marque le 100e anniversaire de la rencontre, à Grenoble, de la poétesse française Suzanne Renaud et du poète, traducteur et graveur tchèque Bohuslav Reynek. Il y a 30 ans a été fondée dans la région grenobloise, l’association Romarin qui sauvegarde et met en valeur l’œuvre de ces deux artistes, ce précieux patrimoine commun à leurs patries, la France et la République tchèque.
Dans cette émission spéciale, nous allons évoquer leurs destins qui s’inscrivent, comme l’a remarqué récemment Annick Auzimour, fondatrice de Romarin, « dans l’apocalypse du siècle dernier, celle du sacrifice de la Tchécoslovaquie ».
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« Il y a cent ans, un jour d’octobre 1923, une femme et un homme, tous deux poètes, se rencontrent autour d’un recueil de poésie. (…) Un pont entre deux langues, entre deux pays, entre deux cultures, est fondé », a dit Annick Auzimour à l’occasion du vernissage de l’exposition de Bohuslav Reynek qui s’est déroulée au printemps dernier à Meylan, près de Grenoble. A cette occasion a été lancé le livre de correspondance de Suzanne Renaud, intitulé « Lettres à ses amis tchèques / Dopisy českým přátelům (1934-1963) ».
Pour parler de ce livre, de la vie de Suzanne Renaud et de sa poésie, nous avons invité au micro Mao Tourmen qui a créé, il y a quelques années, un spectacle sur cette femme poète.
« Effectivement, je me suis beaucoup intéressée à la poésie de Suzanne Renaud. Le fait de lire ses lettres aujourd’hui me permet de découvrir un autre aspect plus concret, réel ou quotidien de Suzanne. Mais je n’apprends pas grand-chose de plus car sa poésie disait déjà beaucoup de son ressenti personnel sur son exil. Par exemple, sur la façon dont elle vit le drame de la guerre, sa déception par rapport à la France et aux accords de Munich ou la manière dont elle s’implique pour soutenir le peuple tchèque. Donc je ne m’étonne que peu de ce qu’on peut trouver dans ces lettres.
Que peut-on dire de la Suzanne Renaud de 1923 lorsqu’elle rencontre son futur mari ?
« Les courriers qu’ils ont échangés les ont amenés sur un terrain de connivence, à la fois littéraire, poétique, artistique, religieux. En lisant les lettres, on comprend qu’après la mort de sa mère, Suzanne parvient à trouver dans ces échanges avec Bohuslav une écoute, une compréhension et une amitié qui la soutient dans sa douleur. Puis ils se sont rencontrés. Elle a 33 ans et cette rencontre est peut-être la chance de sa vie de fonder un foyer, avec un homme avec lequel elle a beaucoup de points communs. Tout de même, le seul bémol était la différence de nationalité. »
« J’avancerai même qu’elle aurait cherché à rester avec Bohuslav ici. Elle le voulait grenoblois et artiste en France. Après tout, pourquoi pas, car il aurait pu faire une carrière ici. Je pense que Suzanne avait cette idée de passer l’été en Bohême, puis de revenir avec Bohuslav pour élever ses enfants dans la culture française. »
« Finalement, les événements ont conduit à l’effet contraire. Ils ont été coincés en 1938 après les accords de Munich et elle ne pouvait plus revenir. Qu’est-ce qu’elle aurait pu faire ? Les événements suivants n’ont pas arrangé la situation. Au moment où la Tchécoslovaquie respire à nouveau, ils sont à nouveaux coincés. Elle ne fera qu’un court séjour en France en 1947 mais elle sait qu’elle ne ramènera jamais sa famille, ses fils en France. »
« Elle était une reine à Grenoble très entourée et admirée. A l’époque, Grenoble est encore une petite ville, avec une bourgeoisie qui ronronnait dans un milieu littéraire et musical où elle avait sa place. Elle voyait sa vie de cette façon : l’été en Tchécoslovaquie et le reste de l’année à Grenoble. Mais ça ne s’est pas passé ainsi. »
Les événements ne se sont pas déroulés comme elle l’aurait souhaité mais ce qu’elle a ensuite dû surmonter en Tchécoslovaquie, à Petrkov, a forgé sa personnalité, n’est-ce pas ?
« C’est exactement de ce que j’ai expliqué dans mon spectacle ‘Suzanne Renaud, poétiquement elle’. Elle se réalise poétiquement à partir du moment où cette situation de femme, d’épouse, de mère devient pour elle un problème. Toute la poésie de Suzanne avant cette période est charmante et aimable. Sa poésie était dans le style de ce que pouvait écrire à cette époque une jeune femme ayant beaucoup de sensibilité, le sens de la nature, du divin et du spirituel. Mais ces poèmes restent sur un ton d’une poésie agréable sans aller plus loin. Les événements auxquels elle est confrontée ont construit en elle une personnalité tout autre. Je ne sais pas si elle était encore capable d’imaginer la Suzanne qu’elle devait être, qu’elle allait être. »
« Ce sont les années de la guerre qui ont été décisives dans sa poésie. On ressent la révolte face à cette guerre et l’attitude de la France, face à ce que subit la Tchécoslovaquie. Elle s’implique avec beaucoup de sensibilité et de douleur mais dans une forme d’osmose et de solidarité et elle a créé une tout autre poésie. Avant, elle écrivait des quatrains classiques, mais ensuite, elle passe à une versification heurtée, en rupture. Elle devient vraiment Suzanne Renaud, la poétesse. »
Sortir Suzanne Renaud de l’ombre
A quel moment de votre vie avez-vous découvert sa poésie ?
« A partir du jour où Annick Auzimour m’a cravatée pour me faire entrer dans l’association. J’y suis rentrée avec bonheur car j’ai rencontré ce personnage qui m’a beaucoup séduite. Tout d’abord, avec une certaine difficulté par rapport à la vie de l’association très axée sur Bohuslav Reynek à travers les expositions, les gravures, ses écrits, son personnage. Je trouvais que l’on ne prêtait pas attention à la personnalité de Suzanne. Mais si Reynek est devenu l’artiste qu’il était, c’était quand même aussi grâce à Suzanne ! Or je trouvais qu’elle était laissée un peu dans l’ombre. »
« C’est toujours similaire dans un couple de deux artistes. L’un est dans le visuel, l’autre est dans la parole. Pour parler de celui qui est dans le visuel, il suffit d’avoir quatre murs blancs, de faire une exposition et les gens viennent. Mais pour la parole, il faut que la poésie soit dite car elle n’est pas faite pour être uniquement lue. Il y a le ‘lire’ et le ‘dire’. Le lire est important, mais Suzanne n’avait pas fait ça non plus pour que l’on lise uniquement sa poésie. Elle aurait peut-être aimé me rencontrer et entendre résonner sa parole à travers les vers. Je ne sais pas si elle a eu cette chance en Tchécoslovaquie. Certainement personne n’a pu les lire en français. Je suis donc la première porte-parole de Suzanne Renaud. »
Par ailleurs, Bohuslav Reynek n’est pas seulement un artiste visuel mais il y a aussi sa poésie.
« Je connais la poésie de Reynek mais je ne peux la lire que dans sa traduction ce qui n’est pas la même chose que lire le travail de Suzanne. »
Quel est votre rapport à Bohuslav Reynek, cet homme qui a fait venir Suzanne Renaud en Tchécoslovaquie ?
« Je ne crois pas qu’il l’ait fait venir car un couple est un partenariat. Je pense plutôt qu’il a fait venir Suzanne sur son domaine à Petrkov, il voulait lui faire découvrir et aimer la Tchécoslovaquie. Et elle a aimé mais je comprends très bien que dans une vie sans accident, elle aurait choisi d’y passer l’été, et de retourner à Grenoble pour y vivre le reste de l’année, en famille, avec des amis et leurs enfants élevés à la française. Ça ne s’est pas fait à cause de la guerre. Bohuslav n’a pas imposé Petrkov à Suzanne, les événements l’ont fait. Je trouve que Suzanne a découvert là-bas les forces de sa personnalité, le courage et la ténacité. Mais entre-deux, il y a ce constat que ces fils n’auront jamais la vie qu’elle espérait pour eux, Ces deux garçons doués d’une sensibilité artistique ne vont jamais pouvoir s’épanouir comme elle l’aurait voulu.
A ses amis tchèques, elle confie des misères quotidiennes
« J’essaie de me mettre à la place de Suzanne qui voit ses fils grandir, l’un musicien, l’autre photographe. Elle se dit que si elle n’avait pas suivi Bohuslav, ses enfants n’auraient pas la vie qu’ils ont. La France a subi la guerre comme la Tchécoslovaquie, mais partir des années 1950-55, une vie plutôt agréable reprend son cours. Or en en Tchécoslovaquie, les Reynek vivent dans une misère proche de la pauvreté extrême. Susanne en a presque honte… Heureusement, les amis grenoblois soutenaient matériellement les Reynek. Le couple est aussi soutenu littéralement car les poèmes de Suzanne et les gravures de Bohuslav traversent la frontière et seront exposés avec succès. Ils ont tout de même beaucoup de chance, par rapport à d’autres artistes tchèques qui n’ont pas eu cette dualité française et, jusqu’à la chute du régime communiste, ne pourront pas s’exprimer librement. »
« Une chose est récurrente pour Suzanne : sa foi inconditionnelle que l’on ne peut pas vraiment toucher dans sa poésie. Je pense au le culte de la Vierge de La Salette, aux pèlerinages, aux neuvaines et aux images pieuses… Aujourd’hui, on dirait peut-être que c’est de la bondieuserie, mais cela correspondait à son époque. Ses lettres révèlent ces moments de foi : les Noëls, les fêtes des Saints – elle vivait intensément tout cela. C’est peut-être cette spiritualité que j’ai redécouverte dans les lettres de Suzanne, plus que dans la poésie. »
Eva Florianová, fille de l’éditeur et traducteur morave Josef Florian, le médecin Jaroslav Pojer et le poète et éditeur Zdeněk Řezníček sont les trois destinataires des « Lettres de Suzanne Renaud à ses amis tchèques ». Ce sont par ailleurs les enfants de Jaroslav Pojer et Zdeněk Řezníček, respectivement Dagmar Halasová et Petr Řezníček, qui ont traduit sa correspondance en tchèque.
Pour sa part, Zdeněk Řezníček tenait dans la ville de Kroměříž une maison d’édition, Magnificat. Avant qu’elle ne ferme ses portes en 1948, avec l’arrivée des communistes au pouvoir, elle a notamment publié Sníh (La Neige), recueil de dix pointes sèches de Bohuslav Reynek accompagné d’un poème d’introduction de l’éditeur, ouvrage de grande valeur aujourd’hui, ainsi que les recueils de Reynek Pietà et Podzimní motýli (Papillons d’automne), de même que ses traductions d’auteurs français. Des poèmes et recueils de Suzanne Renaud (Ailes de cendre, La porte grise), traduits en tchèque par son mari, ont également été publiés chez Magnificat.
J’ai découvert chez nous les poèmes de Suzanne copiés à la main
Les deux familles, les Reynek et les Řezníček, étaient liés d’amitié. Installé depuis les années 1970 en France, Petr Řezníček et son épouse Annie racontent :
Petr : « Mon père et Bohuslav Reynek ont travaillé ensemble surtout pendant la Deuxième Guerre mondiale. Suite aux accords de Munich, ma famille a dû quitter la ville de Znojmo et s’est installée à Kroměříž, où mon père a continué à travailler comme directeur administratif d’hôpital. C’est pendant cette période qu’il a écrit la majorité de son œuvre poétique et édité les livres aujourd’hui très recherchés par les bibliophiles. A cette époque, les Reynek et mes parents entretenaient de vives relations : amicales et professionnelles. »
« Pour la petite histoire, dans ses lettres, Suzanne Renaud demande à mon père de lui envoyer du café, dont elle ne pouvait pas se passer. En tant que directeur d’hôpital, mon père avait l’accès à ce genre de choses… Elle a une admiration pour sa poésie, elle la trouve proche de la sienne. Ils ont échangé des lettres jusqu’en 1950 et après, silence… »
Pourquoi cette rupture ?
« La vie n’était pas facile, c’était l’époque de grands procès staliniens et les gens avaient peur. N’oublions pas que mon père était un poète catholique, donc potentiellement dans le viseur de la police communiste… Spontanément, mes parents et les Reynek ont arrêté de s’écrire car c’était vraiment dangereux. A partir de là, ils n’ont plus échangé que des cartes postales de temps en temps, à Noël par exemple.
« A l’hôpital, mon père a été dégradé et son salaire a diminué sensiblement… Il était très compliqué de se voir à l’époque, sans voiture. Se déplacer en train depuis Petrkov à Kroměříž était une véritable expédition ! »
Annie : « Les parents de Petr comme les Reynek étaient fatigués et n’avaient pas d’argent… J’ajouterais que Suzanne Renaud était la marraine de la sœur de Petr. Or après le baptême, elles ne se sont jamais revues. »
« Quand j’ai rencontré mon beau-père pour la première fois, il m’a tout de suite demandé si je connaissais Suzanne Renaud. A l’époque, je ne la connaissais pas, hélas. Plus tard, j’ai découvert quelques-uns de ses poèmes copiés à la main qu’elle a envoyés à mon beau-père. Nous les avons transmis à Annick Auzimour, fondatrice de Romarin, et c’est ainsi que nous avons commencé notre collaboration. »
« J’ai lu avec intérêt ce nouveau livre de correspondance de Suzanne Renaud, notamment ses lettres adressées à Eva Florianová. Leur amitié m’a touchée. Sinon, j’ai connu la réalité de la Tchécoslovaquie communiste, alors ce que Suzanne avait vécu ne m’étonne pas vraiment. Mais je trouve que la jeune génération devrait le lire, pour savoir ce que c’était le communisme. »
Petr : « Pour moi, Suzanne Renaud est une grande poétesse du XXe siècle. Je ne comprends pas pourquoi on ne parle pas d’elle dans les écoles françaises…
Annie : « A Grenoble, il n’y a aucun collège qui porte le nom de Suzanne Renaud… »
Petr : « Mis à part Romarin, sa poésie n’est pas éditée en France. C’est une erreur. »
Une poétesse française inexistante en France ?
A la différence de la Tchéquie, aucune thèse sur la Dauphinoise Suzanne Renaud ni même sa biographie n’ont encore émergé en France.
Française, mais publiée en Bohême, Suzanne Renaud, ‘la Dame de Petrkov’ comme on l’appelle parfois, a donc grandi dans une culture d’accueil grâce aux traductions de Bohuslav Reynek. Après sa mort en 1964, elle a été traduite par Jan M. Tomeš et c’est ainsi que la quasi-totalité de son œuvre poétique est entrée dans la littérature tchèque.
Parfois qualifiée de « poétesse tchèque d’expression française », Suzanne Renaud demeure inexistante dans la littérature de son pays natal jusqu’au début des années 1980, où le Grenoblois Pierre Dalloz rassemble les poèmes manuscrits de Suzanne Renaud et organise, deux ans plus tard, une exposition consacrée au couple Renaud-Reynek à la Maison Stendhal. Celle-ci marque le début des travaux éditoriaux et universitaires menés dans les deux pays qui se développent pleinement après la révolution de Velours.
Au cours des trente dernières années, l’association Romarin, basée à Meylan, a non seulement édité l’Œuvre poétique complet de Suzanne Renaud, mais également des dizaines d’autres ouvrages, généralement bilingues (en français et en tchèque) : recueils de poèmes, correspondances, catalogues d’exposition et biographies. Par ailleurs, le site de Romarin donne accès en ligne au Catalogue raisonné et illustré de l’œuvre graphique de Bohuslav Reynek.
Nous l’avons dit : la poésie est écrite pour être dite. Donnons donc la parole, une fois de plus, à Mao Tourmen :
« Dans ses ‘Lettres à ses amis tchèques’, Suzanne Renaud n’évoque presque pas sa création artistique. On ne sait pas si elle écrit ou non. Il n’y a qu’un endroit dans ce livre où elle ajoute à sa lettre au médecin Jaroslav Pojer, datée du 16 avril 1962, ‘un petit poème dédié à notre âge cosmique’. »
« C’est le jardin sans nom, c’est le jardin sans hôte
Où le rouet des jours s’est tu depuis longtemps
Follement enlacé de liane et de vent
Dans le triste parfum qu’ont les herbes trop hautes ;
L’araignée y suspend sa rosace flottante ;
Enfance, où donc est-tu ? Qui t’a ravie un soir
Emportant avec toi ce ciel rose d’attente
Cette buée au cristal de l’espoir ? »
(Extrait du poème C’est le jardin sans nom, in : S. Renaud : Œuvres – Les Gonds du silence, Romarin 1999)