Antonin Raymond, un architecte tchèque au Pays du Soleil levant

La maison Reinanzaka à Tokyo, 1924, photo: Raymond Architectural Design Office, public domain

Antonin Raymond (ou Reimann, selon les orthographes) est un architecte tchèque qui a réalisé l’essentiel de sa carrière au Japon dans l’entre-deux-guerres, et après 1948. Avec sa femme, une designer française appelée Noémi Pernessin, il a largement contribué à insuffler la modernité recherchée à l’époque par les élites japonaises dans l’architecture locale, intégrant des éléments de création occidentale tout en respectant le style traditionnel japonais. Yola Gloaguen est architecte et historienne, elle a consacré sa thèse de doctorat aux résidences conçues par Antonin Raymond dans le Japon des années 1920 et 1930. Au micro de Radio Prague, elle est revenue sur l’histoire de cet architecte tchèque qui fut le disciple de Frank Lloyd Wright

Le golf-club à Asaka,  Japon,  1932,  photo: public domain

« Il est né à Kladno, une petite ville industrielle non loin de Prague. C’était un centre important de production de houille à l’époque. Il grandi dans cette ville, dans un environnement architectural marqué par la production néo-classique et historiciste qui prévaut au XIXe siècle. En même temps, il y a une architecture marquée par la culture tchèque, dont néo-Renaissance. Il prend donc tout de suite conscience de sa culture et de l’identité nationale qui est une donnée importante à l’époque. Parallèlement à cela, il passe pas mal de temps dans un milieu rural à Řenčov (aujourd’hui Řevničov) où habitent ses grands-parents. Il y est très marqué par la richesse de la nature, l’ambiance de la ferme etc. Ce sont des souvenirs très chaleureux et réconfortants d’après ce qu’on peut lire dans son autobiographie. Donc il y a cette double qualité dans son environnement : à la fois le côté XIXe siècle industriel et la campagne. »

Qu’est-ce qui va l’amener à s’intéresser à l’architecture ?

« Il a eu une éducation assez libérale, assez ouverte, où les arts, la musique et le sport ont une place importante. Il va très vite développer un intérêt pour le dessin, la peinture et notamment la construction. Dans son temps libre, il construit des maquettes, il les éclaire, il recrée des environnements bâtis. C’est ainsi qu’il développe son intérêt pour l’architecture. »

Antonín Raymond,  photo: public domain
Pour compléter son portrait, il faut rappeler qu’il est issu d’une famille de confession juive, mais visiblement cet aspect-là semble assez peu important pour lui. En tout cas, manifestement la famille n’est pas pratiquante.

« Sa mère est en réalité catholique, d’origine allemande et son père est de confession juive. Donc le fait que la mère ne soit pas juive, cela joue un certain rôle dans le fait que la culture juive soit un peu moins transmise. D’autre part, il semblerait que son père ait eu une opinion assez défavorable vis-à-vis du milieu culturel juif de l’époque qu’il trouvait trop orthodoxe et trop fermé. Ce serait pour ces raisons que la culture juive n’aurait pas eu l’importance qu’elle aurait pu avoir. Par ailleurs, c’est vraiment l’identité tchèque qui est nourrie au sein de ce foyer : on parle tchèque, et tout le côté tchèque est mis en avant au niveau culturel. »

Antonin Raymond est né dans l’empire austro-hongrois mais au moment où il y a une véritable prise de conscience de l’identité tchèque…

« Oui, d’ailleurs il garde un souvenir vivide des défilés, de tout ce qui peut témoigner de cette vivacité de la culture tchèque et des revendications qu’il peut y avoir. Ça va se poursuivre quand il déménage à Prague avec sa famille. Là, en tant qu’étudiant, il va participer à des regroupements, car il y a des bandes qui s’affrontent. Il raconte des anecdotes sur ces bandes de garçons, allemands ou tchèques, qui arpentent la ville et qui se défient du regard dans la ville de Prague qui est leur terrain. »

On fait un bond en avant : Antonin Raymond va découvrir le travail du célèbre architecte américain Frank Lloyd Wright. Comment, et qu’est-ce que cela signifie pour lui ?

Le portfolio Wasmuth
« Au début des années 1900, le travail de Wright est diffusé via un portfolio édité par Ernst Wasmuth, un éditeur allemand. C’est un portfolio à vocation promotionnelle que Wright fait diffuser en Europe. C’est en découvrant ce portfolio que Raymond, étudiant à Prague à cette époque, découvre le travail de Wright. C’est une véritable révélation parce que c’est l’un des premiers exemples d’architecture nouvelle. C’est inédit, autant que la forme des bâtiments que sur les modes de représentation. C’est un beau portfolio qui s’inspire des estampes japonaises… Il en parle comme une révélation. »

Cette découverte du travail de Wright, en plus de problèmes économiques, vont l’emmener aux États-Unis. Dans quelles conditions ?

« Pour revenir à sa judéité, malgré le fait qu’il n’était pas pratiquant, je pense qu’il en a souffert comme tous les Juifs à cette époque. Il était administrativement enregistré en tant que Juif. Il y avait aussi des problèmes relationnels dans sa famille, notamment avec son père. Il y a eu une rupture qui a fait qu’il a décidé de quitter le foyer familial. Désargenté, il a volé de l’argent à l’association d’étudiants dont il était le trésorier… Sur un coup de tête, il a quitté Prague et il est parti pour les États-Unis, comme énormément de gens à l’époque, qui y voyait un nouvel espoir, et notamment grâce au travail de Wright : il s’imaginait que toute l’Amérique était comme les travaux de Wright. Il sera déçu à l’arrivée… Il ne va pas partir directement à New York, il va passer par Trieste, qui était à l’époque une partie de l’Empire austro-hongrois. Il y travaille quelques mois et embarque sur un bateau pour New York. »

Il va ensuite repartir et revenir, et rencontrer sa femme qui va lui faire fréquenter certains cercles qui lui étaient inconnus…

Frank Lloyd Wright,  photo: Library of Congress,  public domain
« Noémi va avoir un rôle très important sur le plan relationnel. Elle fait le lien avec beaucoup de gens qui vont contribuer à l’initier à la culture japonaise. Noémi est très douée, elle est designer-graphiste, elle a sa carrière à elle, sa propre activité. Mais à partir du moment où Raymond va commencer à exercer l’architecture, elle va devenir une collaboratrice à part entière. Elle va s’occuper de l’aménagement, du mobilier, elle est très talentueuse. »

Comment se retrouvent-ils tous deux au Japon ?

« Raymond est frustré par son travail en architecture, il ne trouve pas la modernité qu’il avait cherché aux États-Unis. Alors régulièrement il revient vers le dessin et la peinture, en remède à sa frustration. En 1914, il retourne en Europe. Il séjourne en Italie quelques mois et se consacre à la peinture. Lorsque la guerre éclate, in extremis, il retourne à New York, rencontre sa femme, c’est le coup de foudre. C’est grâce à Noémi qu’il va intégrer la propriété de Wright, Taliesin dans le Wisconsin. Ils vont y séjourner tous les deux parce que Noémi connaît bien la compagne de Wright à l’époque. Il passe quelques mois là-bas. Ensuite ils quittent Wright. Ils sont à ce moment-là en conflit sur le plan personnel. Le disciple ‘tue le père’. Tout ce que Wright lui aura enseigné l’aura en tous cas beaucoup marqué, et il restera fidèle à ses principes toute sa carrière. C’est avec Noémie que Raymond est invité au Japon par Wright. »

Donc la rancune n’est pas si profonde…

La maison Akaboshi Kisuke,  1932,  photo: Sugiyama Masanori,  public domain
« C’est ambigu. Wright énerve beaucoup Raymond par sa personnalité très marqué, grandiloquente. Il trouve que Wright est trop maniériste dans son architecture, ne cherche pas assez à s’adapter dans le contexte japonais, mais ce n’était pas la démarche de Wright de toute façon… »

Qu’est-ce que représente cette deuxième partie de sa carrière, ce séjour au Japon pour ses créations ? Et que transmet-il à l’inverse à l’architecture japonaise ?

« C’est beaucoup lié au timing. Quand il arrive des Etats-Unis, il a une certaine expérience mais il n’a pas encore trouvé son propre style, sa propre signature, comment il va faire la différence et ce qu’il peut apporter. Il trouve ici un terrain idéal car le Japon est en pleine ouverture. Cette ouverture vers l’Occident a commencé depuis le début de l’ère Meiji, donc la fin du XIXe siècle. Mais on est dans une phase d’industrialisation plus intensive et il y a une vraie demande du point de vue de la société des élites, les industriels, les politiques pour lesquels il va travailler. Il va aussi créer pour des missions religieuses. Il trouve donc un terrain propice au développement de cette personnalité. Il va enfin pouvoir proposer des choses, faire ses propres choix du fait qu’il y a un regard a priori positif sur l’architecture occidentale moderne. C’est un gage de modernité pour le Japon à l’époque. On lui demande, en tant que disciple de Wright de reproduire des choses du même goût. Tout l’intérêt de son travail, c’est qu’il va peu à peu se libérer de cela, à force d’observer et de fusionner le style japonais et le modernisme occidental, européen et américain. Au début, il s’inspire de Wright, mais il va petit à petit se tourner davantage vers l’Europe, avec Le Corbusier. Il va vraiment s’établir comme le représentant de Le Corbusier. Il y a pour lui des objectifs stratégiques important parce qu’à l’époque il monte son agence, il faut avoir des commandes et travailler. Il va donc jongler entre une architecture représentative de ce qui est en vogue à l’époque, fin des années 1920-début des années 1930, et en parallèle, il développe un style beaucoup plus personnel où il va utiliser le talent des charpentiers japonais, la technique des charpentes en bois, l’esthétique du traitement des matériaux, de l’espace et de l’habitat japonais qu’il va intégrer dans la conception de villas modernes mais ancrées dans le contexte local. »

La maison Reinanzaka à Tokyo,  1924,  photo: Raymond Architectural Design Office,  public domain

Ce qui est intéressant, c’est qu’il semble y avoir eu un vivier d’architectes tchèques au Japon à l’époque, dont j’ignorais l’existence. Je savais en fait qu’il y avait eu Letzel auquel on doit le bâtiment qui est aujourd’hui le Mémorial de la Paix à Hiroshima puisqu’il est resté debout, alors qu’il se trouvait au cœur de l’explosion atomique de 1945.

Mémorial de la Paix à Hiroshima,  bâtiment de Jan Letzel,  photo: Frank Gualtieri,  public domain
« Oui, il y avait également Bedřich Feuerstein, un architecte et scénographe qui a eu aussi une carrière assez prolifique, mais qui s’est malheureusement suicidé en 1936 après être rentré à Prague. Ça a été un acteur assez important, un collaborateur de Raymond qui l’a embauché au début des années 1930. C’était là aussi un geste stratégique parce que cet architecte avait travaillé pour l’agence Auguste Perret à Paris. C’était une façon pour Antonin Raymond d’avoir un regard et une expérience directe d’une personne qui avait travaillé avec un des architectes qu’il admirait beaucoup, notamment pour son traitement du béton, très novateur à l’époque, à la fois pour l’utilisation des qualités constructives mais aussi esthétiques. Il choisit ses partenaires de manière stratégique. Il emploie aussi Kunio Maekawa, qui avait travaillé avec Le Corbusier. »

Ce séjour de plusieurs années au Japon est interrompu par la Seconde Guerre mondiale. Il repart aux Etats-Unis. Qu’a-t-il rapporté dans ses bagages d’architecte du Japon pour sa création future ?

Sri Aurobindo Ashram in Pondichéry,  photo: CC BY-SA 3.0
« Il rentre une première fois aux Etats-Unis en 1938. Il quitte Tokyo car il doit aller s’occuper d’un chantier en Inde : il était commissionné pour construire un ashram à Pondichéry. Mais ensuite, il ne peut plus rentrer. Du fait de la dégradation de la situation politique au Japon, les étrangers sont de plus en plus mis en difficulté et les entreprises étrangères ne peuvent pratiquement plus exercer. Antonin et Noémi sont contraints de retourner aux Etats-Unis. Ils vont s’installer en Pennsylvanie où ils ont acquis une ferme qu’ils vont retaper dans le style de ce qu’ils ont fait au Japon en intégrant des éléments japonais. Ce sera le premier exemple de réalisation américaine qui prend compte de l’expérience japonaise. Il intègre des paravents, des parois coulissantes, ou encore il tamise les ambiances en intégrant des cloisons de papier japonaises. Il y a aussi des éléments décoratifs puisque Noémi continue par le design de textiles, de peintures, à toujours rappeler le Japon et la nature. C’est toujours un mélange entre l’influence du Japon, de Frank Lloyd Wright… Tout cela est entremêlé et parfois, mieux vaut ne pas trop essayer d’analyser et décortiquer ce qui est japonais ou ne l’est pas. Tout est réuni de manière cohérente. C’est là le talent d’Antonin et Noémi Raymond, c’est d’avoir réussi à harmoniser des cultures architecturales a priori différentes au départ. »

Antonin et Noémi Raymond reviendront au Japon en 1948 et rouvriront le cabinet d’architecture de Tokyo, fermé pendant la guerre, qui existe toujours aujourd’hui (http://www.raymondsekkei.co.jp/english/index.html). Antonin Raymond est décédé aux Etats-Unis en 1976, sans jamais avoir revécu dans son pays natal, où la majeure partie de sa famille a péri dans les camps de concentration pendant la guerre.