Avec l’artiste Filomena Borecká, écouter le souffle des autres pour entendre le sien

Filomena Borecká, 'Les androgynes', 2019, plâtre polyester, dessin

Artiste tchèque installée à Paris depuis une vingtaine d’années, Filomena Borecká présente en ce moment l’exposition Le souffle des pensées silencieuses à la Galerie nationale de Prague. Son travail tourne autour d’une réflexion sur le souffle, à l’instar de son œuvre principale, Phrenos, qu’elle a réalisée en 2011. Elle nous parle de son intérêt pour le souffle et ce qu’il représente.

Filomena Borecká bonjour, qu’est-ce que signifie Phrenos ?

Filomena Borecká | Photo: Mathilde Dutel,  Radio Prague Int.

« Phrenos vient du grec qui signifie siège de la pensé et de l’émotion. C’est l’équilibre entre la raison et les sentiments. Avec cette sculpture, je voulais partager mon expérience du souffle, grâce à une œuvre qui est pénétrable, dans laquelle on peut entrer et entendre le souffle des autres. »

Il y a un aspect participatif et collectif dans votre œuvre, c’était important pour vous de créer une œuvre qui ne peut fonctionner que grâce à la participation de plusieurs personnes ?

« C’est une participation libre, ceux qui le souhaitent peuvent entrer dans la structure et, en entendant le souffle des autres, prendre conscience de son propre souffle. Cette structure a été réalisée en étroite collaboration avec le scénographe et designer Bruno Dubois, parce que l’idée de faire une grande sculpture pénétrable qui respecte l’échelle du corps humain était assez complexe à réaliser. »

Filomena Borecká,  'Instant - Carcavelos',  dessin,  2014 | Photo: Jakub Přecechtěl,  National Gallery Prague

Vous avez également créé cette œuvre en collaboration avec deux sociologues et une sophrologue. Pourquoi avoir travaillé avec des scientifiques sur ce projet ?

C’était très important parce qu’il y a une enquête sociologique qui accompagne l’œuvre. C’est un questionnaire autour du souffle, qui interroge différents champs liés à l’imaginaire du souffle. Il y a des gens de Tunisie, de Valenciennes, de Paris, de New-York qui ont répondu. J’avais besoin de solidifier cette recherche par un échange avec des scientifiques. Frédéric Lebas a pris le temps de lire les réponses de Valenciennes et d’en faire une cartographie. Le souffle est un sujet très abstrait qui dépend de notre état émotionnel. Certains spectateurs m’ont dit qu’aujourd’hui, ils répondraient différemment au questionnaire.

Filomena Borecká,  'Phrenos - La banque du Souffle',  2011 jusqu'à présent | Photo: National Gallery Prague

Comment vous avez utilisé cette enquête pour créer Phrenos ?

L’exposition 'Le souffle des pensées silencieuses' | Photo: Adéla Kremplová,  National Gallery Prague

« Au départ c’était un sentiment de solitude qui m’a amené à penser au souffle, quand je me suis retrouvée toute seule à Paris, sans repères familiaux. C’était assez difficile. Je me suis alors dit que l’air réunissait tout le monde sans distinction de nationalité, d’âge ou de situation matérielle. J’ai cherché à rendre ce lien visible, et l’enquête m’a permis de passer du singulier au collectif. »

Est-ce que vous pourriez nous parler des résultats de cette enquête ?

« L’enquête montre notamment que nous sommes tous égaux devant le souffle. En effet dans les différents lieux dans lesquels Phrenos a été exposé, les réponses sont similaires. Par exemple, la partie qui interroge le souffle coupé montre que nous prenons conscience de notre souffle au moment où nous commençons à en manquer. Il y a aussi des réponses très poétiques de personnes qui disent avoir eu le souffle coupé devant une œuvre d’art, ou dans le cas d’un événement heureux. »

« Ensuite, par rapport aux situations dans lesquelles on ressent le souffle d’autrui, ça nous renvoie beaucoup au choix de l’intimité, d’être avec quelqu’un. Il y a un court documentaire dans lequel Frédéric Lebas développe les résultats des réponses de Valenciennes et qui illustre bien cela. »

Filomena Borecká,  'Mysterium Conjunctionis',  dessin tridimensionnel,  2010 | Photo: Adéla Kremplová,  National Gallery Prague

Votre œuvre est à la croisée des chemins entre les domaine sociologique et artistique, est-ce que c’était une alliance naturelle pour vous ? Peut-être parce que vous êtes aussi chercheuse ?

« J’ai effectivement soutenu une thèse à l’Université Panthéon Sorbonne sur le souffle en 2023, mais au départ je suis plasticienne. J’ai fait des études d’art et de sculpture que j’ai poursuivies aux Beaux-arts de Paris. Par la suite j’ai ressenti le besoin d’ancrer mon travail dans la recherche pour lui apporter un contexte un peu plus large. Je pense que ces deux domaines se heurtent mais qu’ils sont en même temps très complémentaires, comme les androgynes qui sont exposés.

Est-ce que l’enquête continue de s’enrichir au fil des réponses des visiteurs ou bien est-elle terminée ?

Filomena Borecká,  'A la recherche de l'espace pour respirer',  dessin à l'encre et crayons couleur,  2023 | Photo: Jakub Přecechtěl,  National Gallery Prague

« L’enquête continue, par exemple il y a une nouvelle question qui figure dans le questionnaire, qui interroge la manière dont la pandémie a changé notre perception du souffle, si elle l’a changée. J’ai hâte de voir les réponses des Pragois. Nous sommes tous égaux devant le souffle, c’est la dernière chose que nous partageons gratuitement. Même le plus pauvre peut s’en servir, et le plus riche n’a aucune échappatoire devant l’air pollué. L’air nous unit pour le meilleur et pour le pire. »

Un pont entre Paris et Prague

Il est vrai que le souffle amène aussi à une réflexion plus large autour de la notion de bien commun, de la santé. Il y a deux ans vous avez d’ailleurs eu un entretien autour du souffle avec un pneumologue, est-ce que vous comptez enrichir votre œuvre d’une réflexion sur ces thématiques ?

Filomena Borecká,  'Connexion',  dessin à l'encre et crayon couleur,  2014 | Photo: Jakub Přecechtěl,  National Gallery Prague

« Certainement, prochainement j’aurais d’ailleurs le plaisir de faire partie du colloque ‘Respirer, perspectives transversales en sciences humaines et sociales’ qui va avoir lieu le 28 mai à L’EHESS. Il porte notamment sur la respiration et la santé. Les réponses des Pragois aux questionnaires pourraient permettre de créer un pont entre Paris et Prague.

Vous faites aussi des dessins, qui sont également liés au souffle. Est-ce qu’il y a une forme d’interdépendance entre vos œuvres ?

« Je cherche une complémentarité, comme dans l’alchimie j’essaye de lier des principes opposés. Mon travail forme un ensemble d’œuvres qui communiquent, j’aime bien le terme interdépendance justement parce qu’il y a une cohérence. Dans Phrenos il y a également cette idée de prendre conscience de notre interdépendance avec les autres, avec l’ensemble de l’univers. »

L’exposition 'Le souffle des pensées silencieuses' | Photo: Adéla Kremplová,  National Gallery Prague

Pour finir, est-ce que cette exposition ici à Prague a une spécificité dans l’organisation, la mise en scène, par rapport aux autres endroits où vous avez pu exposer ?

« La Galerie nationale de Prague est véritablement une institution, donc c’était pour moi un défi parce que toutes les œuvres devaient être choisies à l’avance, il n’y a pas de place à l’improvisation. Au niveau de l’éclairage c’est très professionnel, tout a été particulièrement soigné et réfléchi. »

Filomena Borecká,  'A la recherche d'espace',  dessin à l'encre et crayon couleur,  2014 | Photo: Jakub Přecechtěl,  National Gallery Prague

L’œuvre de Filomena Borecká sera exposée jusqu’au mois de septembre, à l’exception de son œuvre principale, Phrenos, qui quittera la Galerie nationale le 23 juin. Un débat sera également organisé en collaboration avec l’Institut français de Prague le 18 juin.