Bohumila Grögerová, une pêcheuse de mots
Un siècle s'est écoulé depuis la naissance de Bohumila Grögerová (1921-2014), une poétesse discrète qui a vécu dans le royaume des mots, un espace magique et toujours étonnant vers lequel elle attirait ses lecteurs. A l'occasion de son centenaire une exposition sur son œuvre et sa vie est présentée par le Musée de la littérature nationale au pavillon d'été de Hvězda à Prague
La vie secrète des mots
« Je pêche les mots à la ligne… »
, écrit Bohumila Grögerová dans son livre intitulé tout simplement Rukopis (Le manuscrit) et cette petite phrase résume son rapport vis-à-vis de la littérature et du monde. Les mots qu'elle réussit à attraper et à s'approprier sont pour elle à la fois une propriété strictement privée et un moyen d'incantation et de communication profonde avec l'univers. La vie secrète des mots est pour elle une source intarissable d'inspiration, de plaisir, d'esprit ludique, d'humour et de poésie. Et pour ses recherches sur les possibilités insoupçonnées des mots, elle a trouvé un compagnon unique, un complice brillant et un collaborateur exquis en la personne de Josef Hiršal, l’homme de sa vie. Elle créé avec lui un duo inséparable, un tandem de deux esprits exceptionnels qui savaient collaborer, se stimuler, se provoquer et s'inspirer mutuellement. L'écrivain et traducteur Ladislav Šerý ajoute encore d'autres traits caractéristiques des activités de ce couple créateur hors du commun :
« Ce qui était important pour eux, c'était la façon de traiter la langue. Ils voulaient montrer ce que c'était, la langue. La langue est un phénomène spécifique qui donne naissance à la littérature, qui est aussi nécessaire pour la communication et la compréhension, mais qui est également un vecteur de diverses idéologies et de pouvoir. Leur façon de traiter la langue était donc pour eux aussi une façon de protester contre les inepties idéologiques. »
Les amours d'une adolescente
Bohumila Grögerová est la fille d'un officier de l'armée tchécoslovaque. Adolescente, elle s'amourache de plusieurs garçons de son entourage et chaque fois, elle écrit un poème qu'elle signe du nom de son bien-aimé du moment. Ces amours non partagées et même ignorées par ses idoles illustrent déjà le rapport insolite de Bohumila avec la littérature. C'était un esprit ouvert qui absorbait des impulsions de divers genres, les transformait et les transfigurait par une imagination très particulière. Hana Nováková, commissaire de l'exposition du centenaire de Bohumila Grögerová, explique quelles étaient les sources de cette imagination :
« Bohumila Grögerová était fascinée par le cosmos et par l'universalisme. Cela se manifestait dans diverses parties de sa vie. Elle aimait lire par exemple des ouvrages sur la physique quantique. Une partie de ses écrits est basée sur l'introspection et une autre sur la fiction. Elle s'inspirait par exemple de ses rêves, mais par la suite elle multipliait ces motifs et y ajoutait des rêves fictifs. »
Le couple Hiršal-Grögerová
Dès l'adolescence, l'envol de Bohumila, jeune fille attirée par la littérature et douée pour les langues, se heurte à divers obstacles dont l'occupation allemande, la fermeture des universités et puis ses obligations maternelles. Elle épouse en 1942 Jan Gröger qui travaille dans l'industrie mécanique. En 1947, elle s'inscrit à l'université Charles de Prague pour étudier le tchèque et le russe mais elle est obligée d'abandonner ses études au bout d'une année à cause de la naissance de la première de ses deux filles. La vie ne lui sourit pas, car son mari meurt subitement en 1951. Veuve à trente ans, elle doit travailler dur pour nourrir sa famille. Elle finit par se lier profondément avec Josef Hiršal, poète chez qui elle trouve une profonde sympathie, une compréhension inespérée et qui, en plus, partage ses intérêts littéraires. Le critique et journaliste Radim Kopáč évoque cette amitié fructueuse, cet amour qui s'accomplissait dans une espèce de symbiose artistique :
« Déjà au tournant des années 1950 et 1960 arrive le moment fondamental pour la naissance du duo Hiršal-Grögerová qui allait travailler en association, en tandem. Et toutes leurs activités de cette période-là étaient stimulées par l'avidité de connaître de nouvelles impulsions car ils avaient vécu jusque-là dans un espace culturel fermé aux influences extérieures. Et cet espace clos s'ouvrait aux impulsions du théâtre absurde, de l'art abstrait, de l'existentialisme, de la poésie de la Beat Generation et surtout de la littérature expérimentale. »
A la recherche des limites de la littérature
Josef Hiršal et Bohumila Grögerová commencent par écrire et publier des livres pour enfants mais bientôt leurs activités prennent les dimensions plus ambitieuses. Ils s'amusent à créer des anecdotes graphiques, ils s'exercent dans le persiflage du style littéraire conventionnel, ils se plaisent dans la satire grotesque. Ils se lancent dans la poésie expérimentale et poussent leurs recherches de nouveaux moyens d'expression jusqu'à la poésie visuelle et auditive. Le poème devient pour eux non seulement un texte mais aussi une œuvre d'art très spécial situé à mi-chemin entre la littérature et l'art pictural. Cette recherche les mène vers les racines mêmes de l'écriture et leur permet de transgresser les limites entre les lettres, les beaux-arts et la musique. Radim Kopáč explique que cette aventure expérimentale s'insérait très bien dans le climat spirituel des années 1960. A cette époque le couple Hiršal-Grögerová gravite dans l'orbite du poète Jiří Kolář, gourou d'un cénacle intellectuel tchèque de cette époque-là :
« Jiří Kolář était pour Bohumila Grögerová et Josef Hiršal une espèce de panneau indicateur pour les inspirations venant de l'étranger. Dans les années 1950 et 1960 ; ils échangeaient ces informations le plus souvent dans le légendaire café Slavia. Il se réunissaient autour de la célèbre table de Kolář ou évidemment il n'y avait pas seulement Kolář, Grögerová et Hiršal mais des dizaines d'autres personnalités comme Jan Vladislav, Václav Havel, Emil Juliš, Karel Milota et d'autres hommes de lettres, artistes et travailleurs culturels. »
Le temps des épreuves
La situation sociale du couple Hiršal-Grögerová est assez délicate. Bohumila est veuve mais son ami est marié et ils sont donc obligés de transgresser les convenances. Leur liaison est trop forte et trop profonde pour qu'ils se soumettent aux règles de la conformité. Ils ont d'ailleurs d'autres problèmes à résoudre. Le XXe siècle est l'époque des épreuves et les conséquences des convulsions historiques retombent également sur le couple Hiršal-Grögerová. Après l'invasion des troupes du pacte de Varsovie en 1968 et sous l'occupation soviétique de la Tchécoslovaquie, ils refusent de collaborer avec le régime et ils sont réduits au silence et interdits de publication. Radim Kopáč constate cependant que malgré ces représailles, ils n'ont pas perdu leur esprit créatif :
« Bohumila Grögerová et Josef Hiršal restaient actifs, ils faisaient des traductions, ils s'adonnaient à leur propre création littéraire et ils travaillaient à leur œuvre commune peut-être la plus importante. Il s'agit de leurs mémoires communs qui retracent la période entre les années 1952 et 1968 et dans lesquels la voix de l'homme alterne avec la voix de la femme. Le livre est intitulé Let let (Le vol des années). »
Sortie de l'ombre
Ce n'est que la chute du régime communiste en 1989 qui permet finalement au couple Hiršal-Grögerová de sortir de leur exil intérieur, de publier des œuvres antérieures, de se lancer dans des activités nouvelles et de collaborer avec la radio et la télévision. Bohumila Grögerová publie progressivement plusieurs livres où elle n'abandonne pas ses ambitions expérimentales mais qui lui permettent aussi d'évoquer certaines questions de la philosophie de la langue. Elle sort ainsi de l'ombre de Josef Hiršal et s'impose comme un esprit original et accompli. Radim Kopáč évoque la dernière étape de sa vie et le livre qui lui a apporté la reconnaissance générale :
« L'œuvre de Bohumila Grögerová n'est vraiment apprécié qu'après la mort de Josef Hiršal en 2003 lorsqu'elle est déjà auteure de plusieurs recueils publiés dans les années précédentes. Mais son livre le plus remarquable est le recueil Rukopis (Le manuscrit ) sorti en 2008, ouvrage qui lui vaut le prix prestigieux Magnesia litera et le prix du Pen Club. Dans ce livre écrit en lettres majuscules Bohumila Grögerová cherche à se résigner à l’idée qu’elle perd progressivement la vue."
Les derniers livres
Lors de la publication de ce livre Bohumila Grögerová est âgée de 87 ans. Son monde s'obscurcit et la poétesse finit par perdre la vue mais elle n'en finit pas de chercher sa lumière intérieure. Le ton de ses derniers livres change, la distance expérimentale cède la place à un registre moins recherché, plus personnel et plus émotif. La littérature devient confession et le lecteur de ses livres est témoin de la recherche fascinante de lucidité au moment où le corps faiblit et les organes flanchent. Au seuil de l'inconnu, la vieille poétesse cherche et trouve encore les mots précis pour partager avec son lecteur les dernières expériences de sa vie.