Brèves de comptoir avant élections : les Tchèques expriment leur ras-le-bol
S’il fallait que quelque chose change dans votre vie par la voie législative, à quoi le nouveau gouvernement devrait-il s’appliquer en priorité ? C’est la question à laquelle ont répondu une vingtaine d’électeurs tchèques au micro de Radio Prague, à l’approche des élections législatives anticipées qui se sont tenues ces vendredi et samedi en République tchèque. Si les réponses reflètent les situations personnelles de chacun, quatre soucis majeurs se dégagent néanmoins de cette enquête : un besoin urgent de moralisation de la vie politique, des taxes et des impôts trop élevés, le malaise des ménages à faibles revenus face à la hausse des prix, et enfin plus particulièrement la précarité dans laquelle se trouvent aujourd’hui les retraités et les mères célibataires. Reportage.
Jana, 48 ans, vit à Prague. Elle est institutrice dans une école maternelle. Pour elle comme pour la très grande partie des Tchèques, les affaires de corruption à répétition finissent par lasser. Selon un sondage réalisé début septembre par l’agence STEM, 80 % des citoyens pensent que la corruption est un réel problème dans le pays. Ces élections législatives anticipées sont en l’occurrence la conséquence directe du scandale de corruption et d’abus de pouvoir qui a poussé le gouvernement Nečas à démissionner. Les candidats aux législatives, notamment les partis émergents, se font les porte-parole de l’exaspération générale : la lutte contre la corruption figure en effet en tête de la plupart des programmes. Sauf que la crise politique a déjà sévèrement eu raison de la conviction de certains quant à l’efficacité du gouvernement. C’est le cas de Josef Greš, 42 ans, journaliste au quotidien Lidové noviny :
« Je n’attends pas grand-chose de la part du gouvernement. Ce serait déjà bien qu’ils arrivent à faire des lois, de bonnes lois, ou du moins, quelque chose qui ne nous fasse pas honte. Je n’en demande pas plus. »La résignation, c’est également l’état d’esprit d’un certain monsieur Zelenka, publicitaire d’une soixantaine d’années :
« Ils sont incapables de changer quoi que ce soit. Que ça aille ou pas, ils ne changeront rien. »
Quant aux plus jeunes, c’est leur intégrité qui parle. Petr, 27 ans, est employé dans un centre commercial de Prague :
« Le gouvernement ? Ils vont certainement devoir changer beaucoup de choses, mais s’il y a une chose qu’ils ne changeront pas, ce sont mes opinions. Peu importe que le gouvernement soit de gauche ou de droite, ils ne changeront pas ma façon de penser. »Un message qui trouve écho d’une certaine manière dans la campagne anti-corruption lancée par la branche tchèque de Transparency International et baptisée : « Blabla nevolím » (« Je ne voterai pas pour du blabla »). Et quand les incorruptibles se mettent à proposer des solutions, celles-ci prennent parfois des tournures radicales, comme c’est le cas avec Radek Červený, 28 ans, technicien d’entretien d’outils compresseurs :
« Je ne sais pas précisément ce qui devrait changer. Ce qui est sûr, c’est que la politique même devrait être réformée à la base. Tous les hommes politiques actuels devraient être remplacés et un nouvel ordre établi. »Láďa, électricien d’une trentaine d’années, ne fait pas non plus dans la demi-mesure, mais d’une manière plus imagée encore :
« Ici, on a besoin de tout, sans exception, mais il ne se passe jamais rien. Une bonne chose à faire – tiens, ce serait de prendre tous les politiciens par la peau du cou et de les pendre à un lampadaire. Peut-être que quelque chose changerait alors. Et peu importe qu’ils soient du ČSSD, de l’ODS ou même du parti communiste, ce sont tous les mêmes : des voleurs. »
Ce ne sont plus des révélations en effet : la Commission européenne a plusieurs fois dénoncé le manque de transparence et des abus dans l’utilisation des fonds européens, tandis qu’une enquête récemment publiée par Transparency International et la société de conseil Bisnode montre qu’une dizaine de milliers d’entreprises tchèques détiendraient des avoirs dans des paradis fiscaux. En transférant sur des comptes bancaires à l’étranger l’argent du trésor public ou des fonds européens, ces sociétés causeraient à l’État tchèque des pertes fiscales s’élevant chaque année à un milliard de couronnes environ (40 millions d’euros). Sur le registre de la fiscalité, Radek Prokopec, 38 ans, ingénieur en recherche et développement, exprime le besoin de rendre une autre justice :« J’aimerais que les employés et les professions libérales payent enfin autant de taxes les uns que les autres. Aujourd’hui, c’est complètement déséquilibré : les employés rapportent 80 milliards de couronnes à l’État, tandis que les impôts qui proviennent des professions libérales ne dépassent pas les 2 milliards. Et vous savez pourquoi ? Ils ont leurs combines pour passer entre les mailles du filet, et aucun parti politique n’a le courage de mettre à jour ce problème dans son programme. »
Fondateur et gérant d’une torréfaction de café Jan Belanský, la cinquantaine, est indépendant, mais il est loin d’avoir le sentiment que son statut lui permette d’échapper à une taxation élevée :« Ce qu’il faudrait changer ? L’imposition. C’est très probablement ce que la majorité des gens vous répondront. Je suis de ceux qui pensent : ‘plus de richesses au peuple, moins à l’État’. »
La TVA tchèque a été revue à la hausse deux fois ces trois dernières années. De 10% en 2010, le taux préférentiel notamment est passé à 15% au 1er janvier 2013, tandis que le taux dit normal est progressivement passé de 14 à 21%. En République tchèque, la hausse des charges fiscales pourrait laisser penser que des conditions de vie meilleures en découlent. Or, le PIB par habitant n’a jamais été aussi bas depuis les premières retombées de la crise économique en 2008. Selon les chiffres de la Banque mondiale, avec 18 608 dollars, le PIB tchèque par habitant représentait 79% de la moyenne européenne, en parité du pouvoir d’achat, méthode servant à établir une comparaison du pouvoir d’achat entre pays.
Par ailleurs, en raison de l’inflation (une hausse des prix de 1,3% a été observée entre septembre 2012 et août 2013), le salaire réel des Tchèques est en baisse. Cela signifie que le pouvoir d’achat des ménages diminue, les revenus les plus modestes en pâtissant de plein fouet.« Ce que j’aimerais qui change, c’est le niveau de vie. Trop de gens n’ont que le minimum pour vivre, et parfois moins encore : ils survivent. La situation n’est plus tenable. Les salaires baissent, c’est la misère. Tout coûte cher. »
Míša est infirmière. Elle a 31 ans et vit à Prague. En République tchèque, le personnel infirmier perçoit en moyenne 24 740 couronnes par mois, ce qui représente, après déduction des charges sociales, 21 650 couronnes, soit 865 euros nets par mois. Le salaire de Míša est à peu de choses près égal au salaire moyen du pays. Mais l’Office tchèque des statistiques estime qu’en 2013, environ deux tiers de la population active touche un revenu inférieur à cette moyenne nationale. Lenka, une trentaine d’années, est opératrice sur une chaîne de production. Elle pense aux plus vulnérables :« Ils devraient définitivement résoudre le problème des mères célibataires, car leur situation est extrêmement difficile, vous savez. Et je pense également aux personnes à la retraite. »En République tchèque, le taux de divorce affleure 50% des mariages contractés. Un mineur sur quatre vivrait au sein d’une famille monoparentale, et dans 90% des cas avec sa mère. Au sein de l’Union européenne, la République tchèque enregistre la plus forte proportion de mères célibataires. Selon les statistiques, près de 40% des familles monoparentales tchèques présenteraient des risques de pauvreté.
Autre catégorie de la population qui vit dans des conditions financières précaires : les retraités. Ceux-ci perçoivent en moyenne une pension de 10 639 couronnes par mois (400 euros environ). Mais le système tchèque, autrefois basé sur une plus forte redistribution, évolue en faveur d’une plus grande prise en compte des contributions passées. L’inégalité des salaires entre les femmes et les hommes se répercute en l’occurrence dans les pensions. Selon l’Administration tchèque de sécurité sociale, cet écart est de 18% en faveur des hommes. Actuellement, 1,26 million de Tchèques touchent une pension de retraite. Madame Pavlíková fait partie des 11,5% de retraités qui continuent d’exercer une activité professionnelle :« Ça fait dix ans que je suis à la retraite, mais je suis obligée de continuer à travailler, parce que ma pension est insuffisante, et ça c’est dû au fait que j’ai été entrepreneuse. Je tenais un restaurant. C’est un travail très exigeant, qui demande beaucoup de responsabilités. Mais aujourd’hui je reçois seulement 6 000 couronnes par mois. Et c’est le cas de tous les anciens entrepreneurs à la retraite. S’il n’y avait pas eu tant de voleurs par chez nous comme on dit, ça n’aurait pas fini comme ça. » Veronika et Eva, deux retraitées rencontrées dans le village de Městečko, à 50 kilomètres au sud de Prague, sont dans le même cas. Veronika tient une épicerie. Quant à Eva, elle fait entre autres des gardes d’enfants. Cette dernière nous confie :« Si je ne faisais pas de petits boulots à côté, j’aurais du mal à joindre les deux bouts. »
Veronika et Eva se sont pourtant rejointes sur une autre priorité, quant aux changements que devrait impulser le futur gouvernement. Selon elles, le savoir-faire traditionnel se perd et la pénurie des métiers provenant du domaine artisanal devient critique. Veronika :
« Avant, au village, les gens s’entraidaient, chacun connaissait un métier. Aujourd’hui, on manque de professions, par exemple il n’y a plus de cordonniers. Je pense que l’accent devrait être mis sur la formation professionnelle et les centres d’apprentissage. Beaucoup de métiers ont disparu. Pourtant, les travaux manuels ne manquent pas. Mais aujourd’hui plus personne n’en veut. »L’emploi, ou plus précisément le sens du travail, c’est également ce qu’Alexandr souhaiterait voir remis à l’honneur. Du haut de ses 71 ans, Alexandr, analyste financier toujours en activité, harangue les jeunes générations :
« J’aimerais que les Tchèques se souviennent de l’indépendance de la République tchèque, qu’ils soient davantage fiers de leur nation. J’aimerais également qu’ils mettent plus d’ardeur au travail, qu’ils soient plus endurants et plus travailleurs. »
Avec 7,6% de sa population active au chômage, la République tchèque présente le sixième taux le plus faible de l’Union européenne. Mais le chômage des jeunes est problématique. Les moins de trente ans représentent 30% des personnes à la recherche d’un emploi. Et tandis que les médias parlent d’une émigration des jeunes diplômés préférant tenter leur chance à l’étranger, Šimon Resler compte bien lui aussi changer de vie, loin toutefois des statistiques, du succès professionnel et du brouhaha médiatique :« Le plus important pour moi ? Déménager. Je voudrais quitter Prague et vivre dans les montagnes près de la frontière allemande, dans les Krkonoše (en français, les Monts des Géants). Je crois que c’est ce qu’il y a de plus important pour moi : la pleine nature, quitter la ville. C’est tout, et ce serait suffisant. »Difficile dans ce contexte de croire que pour certains Tchèques, la vie ressemble malgré tout à un long fleuve tranquille. C’est pourtant le cas de Pavla, 30 ans, infirmière actuellement en congés maternité :
« Je ne changerais rien. Tout va très bien ! »