Catherine Cusset : « Ce qui m’intéresse dans l’écriture, c’est l’incompréhension »
Elena est une scientifique roumaine, née dans les années 1930. Petite fille, elle fuit, avec ses parents adoptifs, la Bessarabie occupée par l’armée soviétique. La famille s’installe à Bucarest, où Elena rencontre en 1958 son futur mari Jacob, d’origine juive. Lorsqu’ils ont quarante ans et un fils unique, ils quittent la Roumanie de Ceauşescu, pour s’installer aux Etats-Unis, en passant par Israël. Le rêve américain d’Elena se réalise – elle peut offrir à son fils Alexandru « un brillant avenir ».
Née en 1963, Catherine Cusset est une romancière française installée à New York. Elle est auteur d’une dizaine de romans. Un brillant avenir a été publié en 2008 chez Gallimard et primé au Goncourt des lycéens. En mars 2011, le roman est sorti en tchèque et Catherine Cusset est venue le présenter au public de Prague et de Brno.
En parlant de la genèse du roman, nous avons d’abord évoqué, avec Catherine Cusset, la République tchèque. Car au milieu des années 1990, l’écrivaine a passé deux ans et demi à Prague : elle a rejoint son mari, venu créer ici un journal d’affaires en anglais. Catherine Cusset :
« C’est une période dont je suis très nostalgique. Il faut se rendre compte qu’à l’époque, l’Internet existait mais les connexions étaient très mauvaises, cela ne marchait jamais. En 1995 à Prague, il était très difficile de louer un appartement avec un téléphone. Donc au début, nous n’avions pas de téléphone, pas de portable non plus… Cette absence de communication et de connexion, c’est quelque chose dont on n’a pas idée aujourd’hui et qui, je crois, n’est plus possible, presque nulle part. Donc j’ai souvenir d’une grande solitude, à Prague, mais d’une solitude ‘riche’ : j’ai beaucoup pensé et écrit. Ce retour-là, pour la sortie d’Un brillant avenir en tchèque, me donne une émotion à laquelle je ne m’attendais pas. Je m’aperçois que Prague fait partie de moi, de ma vie. C’est une ville dont j’ai la géographie en tête, dont j’ai l’atmosphère en moi. Je reviendrai à Prague. »Votre séjour à Prague se reflète-t-il directement où indirectement dans vos romans ?
« Pour l’instant, pas vraiment directement. Dans Le problème avec Jane, il y a trois pages d’un petit voyage romantique à Prague, il y a aussi quelques scènes dans un autre livre, Confession d’une radine. Vous savez, un lieu ne sort pas nécessairement tout de suite dans une œuvre. J’ai mis longtemps à écrire sur l’Amérique et pourtant, j’y vis depuis 25 ans. Mes romans ‘américains’ sont Le Problème avec Jane et Un brillant avenir. Non, il n’y a pas de livre qui vienne directement de mon expérience pragoise… Mais le fait d’avoir vécu à Prague au milieu des années 1990 m’a peut-être donné une idée de ce qu’avait été le communisme. Dans Un brillant avenir qui est inspiré de la vie de ma belle-mère roumaine et de mon mari, j’évoque toute cette expérience de l’Europe de l’Est : cette jeunesse dans un pays où on n’a pas de liberté, ce désir de partir, cette émigration très difficile… J’étais d’ailleurs venue à Prague pour la première fois en juillet 1986, quand j’avais 23 ans. J’ai vu une autre Prague. Ce silence… C’était tellement calme, tellement isolé. Une vie comme sous un couvercle. Donc j’avais quand même un sentiment d’Europe de l’Est quand j’ai écrit Un brillant avenir. »
Voyez-vous des parallèles entre la République tchèque et la Roumanie ?
« Des parallèles, il y en a certainement. D’ailleurs, les journalistes tchèques avec qui j’ai parlé maintenant m’ont dit : ‘Mais il y a des scènes typiques !’ Par exemple mon personnage Elena qui est ingénieur nucléaire, elle est invitée pour un colloque en France en 1968. C’est son premier voyage à l’Ouest, elle n’a pas d’argent, évidemment, car le gouvernement roumain donne à ses scientifiques 100 francs pour la semaine. Elle rêve d’acheter pour son fils Alexandru qui a six ans une paire de bottines d’hiver magnifiques. Donc pendant une semaine, elle ne mange presque rien pour pouvoir les acheter. Il y a, je crois, un certain nombre de choses qui relèvent du rapport entre l’Est et l’Ouest et que l’on va retrouver dans tous les pays de l’Est. Mais la Roumanie est un pays latin, roman. J’aurais pu transposer le roman en Tchéquie, pour que l’histoire soit plus loin de ma famille. Cela aurait été plus facile pour moi, parce que je connaissais mieux la Tchéquie, les lieux. Je ne l’ai pas fait parce que le rapport entre la France et la Roumanie est très particulier. C’est un rapport d’admiration, mais qui explique chez Elena aussi la peur de la France, d’une certaine supériorité, la peur que son fils parte vivre en France parce qu’il épouse une Française, la peur de le perdre. »A quel point votre roman est-il donc inspiré de la vie de votre belle-mère ? L’a-t-elle lu ?
« Au départ, je n’ai pas écrit ce livre à cause de l’histoire de ma belle-mère. Ce qui m’intéresse dans l’écriture, c’est la difficulté du rapport à l’autre, le conflit, le malentendu, la souffrance, l’incompréhension, la haine… Des sentiments très forts. Quelque part, je n’ai qu’une envie, c’est d’être aimée. Pourtant, dans ma vie, comme dans la vie de tout le monde, il y a tellement de malentendus et de relations difficiles. Toujours, je me dis : ‘Mais pourquoi ?’ »
Justement, je pense que beaucoup de Tchèques peuvent se reconnaître dans les membres de cette famille roumaine dans votre roman. Nous avons souvent le même style de communication. Pensez-vous que le « non-dit » est typique des gens des anciens pays communistes ?
« Oui, tout-à-fait. C’est peut-être même l’origine du livre. Je pense qu’en Europe de l’Est régnait la loi du silence. On vit dans un pays totalitaire et on fait drôlement attention – on ne veut pas se retrouver en prison. Il y a une conséquence dangereuse de la parole. La parole a un poids qui peut conduire à la mort. Maintenant, vous êtes Français et la parole ? Elle ne va pas vous conduire à la mort… Vous pouvez tout dire, ce n’est pas dangereux. C’est la différence essentielle entre mes deux personnages. Ce qui a inspiré mon roman, c’était justement mon conflit avec ma belle-mère. Moi, Française qui a épousé un Roumain, je me suis heurtée tout de suite à l’hostilité de cette femme qui ne voulait pas que j’épouse son fils. Cela m’a paru fou ! Son fils et moi, nous étions amoureux l’un de l’autre, j’étais une jeune fille très bien, je vous jure ! (rires) J’avais fait de très bonnes études, je venais d’une bonne famille, j’allais vivre avec eux aux Etats-Unis, enfin, il n’y avait aucun problème… Donc qu’est-ce qu’elle avait cette femme ? Pourquoi elle ne m’aimait pas ? Parce que j’étais Française ? Mais pourquoi ?! Je ne l’ai pas compris pendant vingt ans. Quand j’ai écrit le livre, je ne le comprenais pas encore. J’ai voulu écrire sur une histoire d’amour entre un homme et une femme, dans laquelle il y avait un personnage hostile, celui de la belle-mère. En écrivant, j’ai commencé à m’intéresser à elle. J’ai pensé : ‘Tiens, mais avant d’être une belle-mère, elle a été une femme mariée, elle a été une mère, une jeune fille, une petite-fille…’ J’ai commencé à entrer dans la tête de ce personnage, à aller en Roumanie dans les années 1940, 1950, et j’ai commencé à comprendre qui était cette femme et pourquoi elle ne pouvait pas accepter cette belle-fille française. Cette fille qui peut tout dire, qui n’a pas le même sens du danger, qui n’a pas la même expérience, l’expérience de la perte. »
Et votre belle-mère ? Quelle a été sa réaction à votre livre ?
« Quand je disais à mes amis que j’écrivais un livre sur ma belle-mère, ils me disaient : ‘Mais tu es complètement folle, elle est vivante !’ D’ailleurs, mon mari n’était pas d’accord non plus. Alors je l’ai écrit en ayant très peur. Mais en même temps, c’est un beau portrait. Après la sortie du roman, tous les journalistes français l’ont appelée ‘mère courage’. Quand elle l’a lu, elle a été très émue, elle a pleuré… Elle m’a dit qu’elle ne savait plus si elle était elle-même ou si elle était Elena. Evidemment, si vous décrivez la vie de quelqu’un, même si vous inventez… En plus, elle y a retrouvé la Roumanie qu’elle avait quittée et que j’ai réussi, je pense, à ressusciter sur le papier. Oui, elle a été profondément bouleversée. »
Votre relation a-t-elle changé ?
« Oh là, c’est une question personnelle… »
Dans une bibliothèque pragoise travaille une économiste moldave, Zina Ivanov. Tout comme la belle-mère de Catherine Cusset, en lisant Un brillant avenir en tchèque, elle ne savait plus si elle était elle-même ou si elle était Elena. Recommencer sa vie à zéro, dans un pays nouveau, dans une langue nouvelle, Zina Ivanov connaît... Voici son témoignage :
« Je me suis complètement identifiée avec l’héroïne de ce livre. En le lisant, j’ai eu l’impression que l’histoire se répétait. Comme elle, j’ai émigré non pas aux Etats-Unis, mais en République tchèque. Comme elle, j’ai été confrontée à beaucoup de difficultés dans le nouveau pays, difficultés non pas matérielles, mais plutôt psychologiques, liées à l’apprentissage d’une nouvelle langue par exemple. Tous les faits décrits dans le roman correspondent à la réalité : je pense par exemple aux péripéties des Roumains de la Bessarabie (actuellement partagée entre la Moldavie et l’Ukraine, ndlr) qui ont choisi de partir en Roumanie lorsque la Bessarabie a été rattachée à l’URSS. La famille dans le roman rejoint très difficilement Israël, puis les Etats-Unis, comme cela était le cas de beaucoup de Juifs de Moldavie. Enfin, ce roman m’a touchée parce que j’ai aussi un fils unique. Si nous nous sommes installés, avec mon mari, en République tchèque, c’était aussi pour lui offrir un meilleur avenir. »
Un brillant avenir de Catherine Cusset, traduit du français par Šárka Belisová, a paru en mars 2011 aux éditions Jota sous le titre « Skvělá budoucnost ». Catherine Cusset est en train de préparer un nouveau roman qui devrait sortir en 2012. Cette fois-ci, l’auteure nous emmènera en Inde. La deuxième partie de l’interview de Catherine Cusset sera diffusée très prochainement, dans Culture sans frontières.