Ces enfants de Namibie élevés dans la Tchécoslovaquie communiste

Photo: Archives de Kateřina Mildnerová

Un livre intitulé Les Tchèques de Namibie (Namibian Czechs) vient d'être publié, résultat du long travail de recherche de l'anthropologue Kateřina Mildnerová qui s'est intéressée à ce chapitre méconnu de l'histoire tchèque, ou plutôt tchécoslovaque. En 1985, les autorités communistes ont permis à 56 enfants namibiens, tous réfugiés de guerre, de venir vivre et étudier en Tchécoslovaquie. Après la révolution de Velours de 1989, tous ces enfants ont été obligés de rentrer dans leur pays d'origine. Pourtant, trente ans plus tard, la plupart d'entre eux se sentent toujours appartenir à la Tchéquie. Comment cette cinquantaine d'enfants de Namibie se sont-ils retrouvés en Tchécoslovaquie, quelle était leur vie dans ce petit village de la Moravie du Nord où ils avaient été envoyés ? Radio Prague Int. a interrogé Kateřina Mildnerová qui est revenue sur les circonstances de leur arrivée dans le pays au milieu des années 1980.

Kateřina Mildnerová,  photo: Blanka Mazalová,  ČRo

« L'Organisation du peuple du Sud-Ouest africain (une guérilla namibienne désignée sous l'acronyme SWAPO, en anglais), menait des opérations militaires depuis le territoire de l'Angola et de la Zambie voisines. C'est là que ses camps militaires et civils étaient situés. Et c'est là qu'ont été choisis des enfants pour être envoyés en Tchécoslovaquie. »

La Tchécoslovaquie n'était pas le seul pays du bloc de l'Est où des enfants namibiens ont été envoyés ?

« En effet. D'autres enfants ont été envoyés en Allemagne de l'Est et de nombreux autres enfants ont été aussi envoyés à Cuba. »

Qui étaient ces enfants et pourquoi ont-ils été choisis ?

La propagande SWAPO en 89-90,  photo: Ernmuhl/Eigenes Werk,  CC BY-SA 3.0

« Malheureusement, il n'est pas facile de répondre à cette question parce qu'il y a un vrai manque de documentation historique sur les enfants des camps de libération de la SWAPO en Angola. C'est pareil pour les sources tchécoslovaques. On n'en sait pas plus sur l'origine des enfants parce que les données personnelles ont été continuellement modifiées par les autorités namibiennes. Donc l'identité des enfants reste un mystère, dans une certaine mesure. »

« Il existe différentes versions qui expliquent la façon dont ils ont été choisis. Selon la version officielle de la SWAPO, ces enfants étaient surtout des orphelins qui avaient souffert de la guerre et avaient besoin d'être protégés. Mais à cette époque, il y avait des dizaines d'autres enfants dans ces camps qui correspondaient à ces critères. Ma question était donc : pourquoi ces 56 enfants ont été choisis pour aller en Tchécoslovaquie ? »

« Ils venaient tous de camps différents, à des kilomètres les uns des autres. Ils se souviennent avoir été kidnappés par des soldats. Et leur départ a été chaotique et rapide. »

« Mes recherches ont montré que ces enfants n'ont pas été choisis au hasard. Nombre d'entre eux étaient les enfants de combattants namibiens pour l'indépendance qui faisaient partie de l'armée populaire de libération de la Namibie, le bras armé de la SWAPO. »

Photo: Archives de la mairie de Bartošovice

Ils ont été envoyés dans un foyer pour enfants à Bartošovice, en Moravie. Qui s'occupait de leur éducation ? Etaient-ils isolés des autres enfants tchèques ?

« A leur arrivée en Tchécoslovaquie, les enfants et sept tuteurs namibiens ont été logés dans l'ancien château de Bartošovice, dans le nord-est du pays. Ils ont suivi des cours intensifs de tchèque pour pouvoir communiquer avec les éducateurs et les enseignants. »

Château de Bartošovice,  photo: Kankovaa,  CC BY-SA 3.0

« L'éducation des enfants namibiens était censée être double : à moitié namibienne, à moitié tchèque. Les tuteurs namibiens leur fournissaient une éducation militaire, patriotique et l'idéologie du mouvement de libération. L'éducation namibienne n'était pas bien reçue par les enfants parce que certains éducateurs namibiens les traitaient mal. Certains enfants ont même été victimes d'abus sexuels. D'un autre côté, ils ont aussi reçu un enseignement tchèque. Donc ils se sont vite socialisés et ont adopté le tchèque comme langue maternelle. »

« Ce qui est intéressant c'est que l'enseignement tchèque et namibien était séparé de manière stricte, que ce soit au niveau temporel ou géographique. Pour les enfants, c'était difficile à comprendre. Par exemple, ils étaient punis lorsqu'ils parlaient tchèque le soir, au moment de l'enseignement namibien. Donc je pense que ça a été traumatisant dans leur vie. »

Qu'en était-il de leur relation avec les enseignants et les éducateurs tchèques ? Ont-ils dévéloppé un lien fort ?

'Les Tchèques de Namibie',  photo: LIT Verlag Münster

« Oui. Ils entretiennent une relation forte avec eux jusqu'à nos jours. Ils disent qu'ils ont été les premiers à leur manifester de l'amour et de la tendresse et qu'ils les ont aidés à surmonter leur peur et leur angoisse de la guerre. »

« Ils les traitaient comme leurs propres enfants, et ont essayé de leur offrir un foyer. Ils les invitaient chez eux, les emmenaient en vacances. C'était un vrai engagement. »

Comment ont réagi les habitants à la présence de dizaines d'enfants africains dans leur village ?

« Au début, ils étaient réservés. Ils n'avaient pas beaucoup d'informations sur les origines de ces enfants et craignaient les maladies infectieuses. Mais avec le temps, ils ont appris à aimer ces enfants et les ont aussi invités chez eux. Il y avait même des familles d'accueil dans le village. Ils avaient vraiment de très bonnes relations. »

Les changements politiques dans les deux pays, suite à la chute du régime communiste en Tchécoslovaquie et la déclaration d'indépendance de la Namibie, ont été un nouveau tournant radical dans leurs vies. Que s'est-il passé ?

« Le changement politique en Tchécoslovaquie et la transition vers l'indépendance de la Namibie ont conduit à d'intenses négociations avec le gouvernement namibien pour que les enfants quittent la Tchécoslovaquie. D'après les documents que j'ai pu retrouver, la SWAPO a exercé beaucoup de pressions sur les autorités tchécoslovaques pour que les enfants rentrent en Namibie sans même les laisser finir leurs études. Donc, après de longues négociations, les enfants sont rentrés sans même avoir terminé leur éducation primaire. »

Photo: Archives de la mairie de Bartošovice

Comme vous l'avez dit, la plupart des enfants considéraient désormais la Tchécoslovaquie comme leur pays. Qu'est-ce qu'a représenté pour eux ce retour en Namibie ? Cela a dû être un choc culturel immense...

« Le problème, c'est qu'ils sont rentrés en Namibie sans avoir fini le primaire, sans être préparés psychologiquement ou linguistiquement. Donc cela a représenté un traumatisme pour eux. En fait, ils sont rentrés dans un pays où ils n'avaient jamais vécu, avec des gens dont ils ne parlaient pas la langue. Ils étaient totalement perdus. Et ils étaient très nostalgiques de la Tchécoslovaquie. »

« Le problème, c'est que nombre d'entre eux ont fini à la campagne, dans des zones reculées et sous-développées. La vie dans les villages étaient très dure à l'époque : il n'y avait ni électricité, ni équipement sanitaire, ni accès à de l'eau potable. »

« Mais le plus gros problème, c'était la barrière de la langue. Ils ne parlaient pas la langue locale, l'oshiwambo, ce qui les empêchait de communiquer avec les autres et de poursuivre leur éducation. Donc cette difficulté à s'adapter allait de pair avec un sentiment de solitude, de déracinement et d'aliénation. Ce retour en Namibie a été très dur pour eux. »

Namibie,  photo: Damien du Toit,  CC BY 2.0

Pour votre livre qui retrace le destin de ces Tchèques de Namibie, vous avez réalisé des dizaines d'entretiens. Avec combien d'enfants avez-vous parlé ? Etait-ce difficile de les retrouver ? Combien de temps avez-vous mis pour rassembler les documents et les sources ?

« Mon livre est basé sur des recherches que j'ai effectuées entre 2017 et 2019 en République tchèque et en Namibie. Je suis allée trois fois en Namibie pour ces recherches. »

« J'ai combiné une approche historique et ethnographique ce qui implique des entretiens, mais aussi l'analyse d'archives, de lettres, de photographies et d'articles de journaux. J'ai fait environ 70 entretiens avec différentes personnes, dont 33 Tchèques de Namibie. Cela n'a pas été difficile de les retrouver parce qu'ils sont toujours en contact. »

« J'ai aussi interviewé d'autres témoins de l'époque, des éducateurs namibiens et tchèques, les directeurs d'école, mais aussi les familles biologiques et d'accueil des Tchèques de Namibie. Donc il y avait beaucoup d'entretiens et beaucoup de documents d'archives. »

Le réunion des Tchèques de Namibie en 2017,  photo: Anna Syková/MZV

Est-ce que ces Tchèques de Namibie étaient contents que vous vous intéressiez à leur histoire ? Ont-ils immédiatement accepté de se confier ?

« J'ai été très chaleureusement accueillie par la commununauté des Tchèques de Namibie. C'était notamment dû au fait que j'étais tchèque et que je représentais ce pays qu'ils aiment. En plus, nous avons le même âge et j'ai grandi non loin de Bartošovice. Donc ils étaient très confiants et n'avaient pas de problème pour partager leurs souvenirs d'enfance, qu'ils soient traumatisants ou joyeux. »

« Et je dois dire que pour moi ce n'était pas facile. Je suis anthropologue, pas psychologue. Pendant les entretiens, nous avons discuté de questions très intimes et très sensibles. Donc pour moi, ça a parfois été difficile de faire ces entretiens, notamment avec les personnes qui avaient subi des abus sexuels ou pychologiques. Sans compter le traumatisme de la guerre. »

J'ai cru comprendre que certains de ces enfants ont fini par revenir en République tchèque. Comment s'est passé ce retour ?

Le réunion des Tchèques de Namibie en 2017,  photo: Anna Syková/MZV

« Un tiers d'entre eux ont eu la possibilité de faire leurs études supérieures en République tchèque, mais leur enthousiasme de départ s'est soldé par beaucoup de désillusions en raison du racisme et de la xénophobie des Tchèques qui refusaient de les accepter. »

« Plus de la moitié d'entre eux sont sortis diplômés d'universités tchèques, et ont trouvé de bons emplois en Namibie. Mais nombre d'entre eux n'ont pas trouvé d'emploi parce qu'ils n'ont pas fini leurs études, et vivent dans le dénuement. »

En tant qu'anthropologue, qu'est-ce que cette histoire incroyable nous dit sur le pouvoir de l'identité sociale et de l'éducation ?

« Je pense que cette leçon historique dévoile deux choses importantes. D'abord, que l'environnement social et culturel où grandissent les enfants joue un rôle fondamental dans leur développement futur et de leur manière de se considérer eux-mêmes. Ensuite, cela montre que manipuler politiquement des enfants est quelque chose de très dangereux. Dans ce cas précis, cela a eu des effets dévastateurs sur les enfants, sur leur psyché. Et leurs déplacements multiples ont également provoqué un sentiment de déracinement très prégnant. »

Le réunion des Tchèques de Namibie en 2018,  photo: Anna Syková/MZV

« Les Tchèques de Namibie sont toujours amers d'avoir été les victimes d'un projet politique qui les a privés d'une adolescence prometteuse, de leur pays, de leur amis, de leurs familles, et surtout de leur identité et de leur sentiment d'appartenance. Ils m'ont dit que mon livre les avait aidés à découvrir et à comprendre la vérité sur leur vie et sur cette mission en Tchécoslovaquie qui était restée pour eux un secret pendant 30 ans. »

Le lancement des livres de Kateřina Mildnerová,  photo: MZV

« Quand le livre a été publié en janvier, il a provoqué de nombreuses controverses et des sentiments paradoxaux au sein de la communauté des Tchèques de Namibie. Mais je pense qu'une majorité d'entre eux sont reconnaissants parce que le livre contribue à la reconnaissance de leur histoire d'exil comme faisant partie intégrante de l'histoire de la nation. »